Pourquoi la magistrature n'a-t-elle pas "son" Badinter ?
Justice au singulier - philippe.bilger, 7/01/2013
Au Palais des Congrès, mille sept cent cinquante élèves avocats ont prêté le "petit" serment avant de commencer une formation qui durera dix-huit mois.
Au cours de la matinée de cette journée qui, à cet endroit et avec ces modalités, est une première, plusieurs intervenants ont prononcé des discours dont la tonalité générale a été remarquable.
La directrice de l'école de formation du barreau, Elizabeth Ménesguen, a été fidèle à sa réputation qui est de premier plan.
Le bâtonnier Christiane Féral-Schuhl a donné avec enthousiasme et conviction sa vision de la profession et je ne doute pas qu'elle ait su enflammer tous ces jeunes esprits déjà tout prêts à s'embraser.
Je voudrais faire un sort particulier à deux allocutions.
Celle du ministre de la Justice a surpris, tant les auditeurs ne sont plus habitués, de la part des personnalités politiques, à une oralité, une éloquence inventives et structurées. Un grand moment d'intelligence et de parole.
Enfin, Robert Badinter.
Il est inutile d'insister sur son talent et sa force de persuasion qui, dans cette enceinte, alors qu'il avait prêté serment comme avocat il y a soixante-deux ans, se sont manifestés avec une fraîcheur et une plénitude qui n'avaient pas une ride.
Ce qui m'importe est de scruter le lien passionné, inconditionnel, délirant entre Badinter et le barreau en devenir et en activité, le futur et l'actuel.
Pas un applaudissement ne lui a manqué. Avant de commencer à parler, après sa présentation dithyrambique, il a eu droit à une "standing ovation". A l'issue de son propos un peu long, une seconde encore plus nourrie lui a été offerte qu'il a accueillie, comme la première, avec une modestie ravie, une simplicité heureuse, avec la conscience claire qu'il les méritait - on l'avait évoqué comme une icône - et en même temps l'élégance de sembler les trouver excessives. J'étais tellement agacé par cette surenchère admirative que, mal embouché, je ne me suis pas levé quand pratiquement toute la vaste salle était debout.
Le ministre de la Justice qu'il a été a bénéficié d'une aura sans nuance - sauf de la part de la police -, alors que techniquement et éthiquement il aurait été loisible et pas honteux de critiquer certains aspects de sa politique.
Le sénateur Badinter m'a aussi semblé jouer parfois sur un registre commode, alternant entre le partisan et l'humaniste, faisant appel à la "grande conscience" quand le socialiste était discuté, voire dénoncé, et devenant pugnace et combatif quand au contraire le Badinter éthéré était mis en cause. En quelque sorte, un double jeu.
Mais Robert Badinter, c'est aussi et surtout celui qui, sous l'égide politique de François Mitterrand, a fait abolir la peine de mort, l'Européen déterminé, le défenseur inlassable des libertés et, enfin, ce qui n'était pas mince pour un socialiste, un adepte constant et courageux de la social-démocratie en France. Sur ce plan, il n'a jamais varié, toujours tenu le cap, même quand la joute devenait difficile et qu'une gauche intelligente et modérée était mal appréciée.
Je me demandais, considérant cette relation éperdue entre Badinter et les avocats, tous les avocats, les jeunes et les moins jeunes, les pensées de droite et de gauche, les médiocres comme les meilleurs, pourquoi celle-ci était possible dans cet univers de manière aussi universelle, alors qu'en revanche le drame fondamental de la magistrature était de n'avoir jamais eu la moindre personnalité emblématique, à la fois indiscutée et indiscutable, à se mettre sur le corps si j'ose dire. Comme lien, comme ciment, comme formidable trait d'union.
On comprend aisément la nature du ressort fondamental ayant suscité entre le barreau et son modèle cette ferveur intellectuelle et judiciaire. En effet, l'humanisme tel que Badinter l'a toujours conçu, pratiqué et espéré, sous toutes les facettes que ses fonctions prestigieuses lui ont permis d'appréhender, était naturellement, de manière vague, diffuse ou éclatante, au coeur du choix professionnel de ceux pour qui conseiller et défendre représentaient la démarche la plus belle, la plus noble du monde. L'accord était immédiat entre la conception du maître et l'aspiration de ceux qui au cours des années n'ont pas cessé de s'en inspirer, même s'ils étaient à mille lieues de son excellence. Bien au-delà des clivages politiques et des inimitiés partisanes, cette complicité de bon aloi n'a pas cessé de produire ses effets. Badinter était et est demeuré le dénominateur commun à tous les visages, même les plus contrastés, du barreau.
La magistrature, au contraire, n'a jamais eu la chance, dans le cours de son destin collectif, de pouvoir se choisir une personnalité acceptée et admirée par tous, suscitant le consensus par le haut, ne dégradant pas par le bas, courageuse, exemplaire, parfaite représentation d'une métier, d'une vocation que son nom seul aurait suffi à évoquer.
Il y a eu et il y a d'exceptionnels magistrats mais peu ou prou engagés, parfois à leur insu, dans les jugements qu'on porte sur eux, dans des camps, des clans et des factions. Aucun, parmi les rares qui me viennent à l'esprit, ne pourrait échapper au soupçon d'une politisation réelle, ou prétendue telle, qui pèserait plus lourd que toutes ses qualités professionnelles. Même un Pierre Truche ou un Guy Canivet - un tout autre style et registre - n'auraient pas trouvé grâce aux yeux de tous.
Sans doute la recherche désespérée d'un Badinter dans la magistrature, au moins comme symbole d'une appartenance solidaire et fière d'elle-même, est-elle devenue cette quête impossible à partir du moment où la politique a perçu que la justice faisait partie intégrante d'une stratégie de pouvoir. A mon sens depuis la première cohabitation de notre vie publique.
Un Badinter pour tous au barreau : chaque jour démontre la validité de cette adhésion. Un Badinter à la carte dans la magistrature : chacun a le sien, donc personne ne rassemble. Il y a là du relatif dont la contagion sur les pratiques peut être dévastatrice.
Ce billet inspiré par la jeunesse m'a été soufflé grâce à Robert Badinter, à cause d'un soulagement et d'un constat.
Une promotion de la magistrature à Bordeaux a failli se nommer "Fabrice Burgaud".
Je serais jeune étudiant, le discours dominant sur la Justice ne me donnerait pas envie d'embrasser ce magnifique métier de magistrat. Trop peu d'élan, d'enthousiasme pour trop de doléances, de récriminations.
La magistrature n'aura jamais "son" Badinter.