Web 2.0 : nouveaux usages, nouveaux droits ?
Paralipomènes - Michèle Battisti, 1/06/2012
Présentation lors de la conférence INFORUM 2012. “Alt+0169” : copyright v. copywrong » du 31 mai 2012 organisée par l’Association des documentalistes belges.
Doit-on envisager une révision drastique du droit d’auteur ou une simple évolution ? La question s’impose à l’heure où s’estompent les frontières entre les sphères privée et publique, les usages professionnels et non professionnels ou encore le jeu actif et passif des acteurs, remettant ainsi en question les qualifications juridiques traditionnelles.
Comment réguler les tensions, particulièrement fortes en ce moment, entre la diffusion des connaissances et les modèles d’affaires la liberté d’expression et les limites à apporter à certaines dérives ? Lois, contrats, usages : toute une panoplie de ressources juridiques peut être déployée pour faire émerger un droit d’auteur 2.0 adapté à ce nouvel environnement.
Un droit d’auteur bousculé
Avec le web 2.0, l’internaute prend la main, au grand dam des règles du droit d’auteur qu’il piétine allégrement. C’est ce l’on démontrera avec Scoop-it et Pinterest, deux outils de curation pris à titre d’exemple.
- Scoop-it permet de créer une revue de presse à partir d’extraits d’articles sélectionnés sur le web. Pour chaque article on dispose du titre, du lien hypertexte vers le site source, mais aussi de ses premières lignes, voire de la photographie qui l’accompagne. Des boutons offrent la possibilité de le partager par mail ou sur d’autres plateformes auxquelles on est abonné.
Le titre d’une publication, même s’il est original, donc protégé par le droit d’auteur, peut être repris à titre d’information, du moins en France (ce qui ne semble pas être admis partout, voir là ou là). Peu de problème non plus pour le lien hypertexte si certaines conditions sont remplies.
Atteintes au droit de citation
En revanche, la copie des premières lignes ne répond pas à toutes les exigences de l’exception au droit d’auteur autorisant, sans demande expresse, la citation. Les extraits repris en utilisant Scoop-it sont brefs mais leur simple juxtaposition représente une anthologie, redevable d’un droit d’auteur. Il ne suffit pas de ne pas se substituer à l’œuvre originale, ce que ne font manifestement pas ces extraits, pour être autorisés. La citation impose aussi d’indiquer les mentions de la source et de l’auteur. Avec Scoop-it, remplacées par un lien sur le titre de l’article, elles sont incomplètes puisque seul apparaît automatiquement quelquefois le nom de la revue, mais quasiment jamais le nom de l’auteur [1].
Atteintes au droit d’auteur sur les photographies
La photographie est généralement protégée par le droit d’auteur, auquel s’ajoute parfois un droit à l’image des personnes et des biens, et les juges français ne reconnaissent pas un droit de citation pour les images. Certes, les utilisateurs de Scoop-it peuvent désactiver les illustrations et les remplacer par d’autres, de leur choix, mais au grand dam cette fois-ci du droit moral accordé aux auteurs qui pourraient ne pas vouloir accoler d’autres photographies à leur article.
Partager largement des droits que l’on n’a pas
Partager les articles sélectionnés, c’est ce que propose également Scoop-it en affichant automatiquement des boutons permettant de les diffuser sur Facebook, Twitter et Google+, contredisant ainsi souvent les conditions générales d’utilisation (CGU) des sites auxquels appartiennent ces articles, lorsque ceux-ci n’autorisent qu’« un usage à des fins personnelles, non commerciales ». Si l’on ne fait pas commerce de la diffusion des articles, à quoi correspond cet usage personnel qui est loin d’être privé car collectif, donc a priori redevable de droits au regard du droit français qui oppose l’usage collectif à l’usage privé ? Un seul usage non commercial autorisé sans demande expresse serait plus explicite.
Mais Scoop-it n’a pas donné lieu à ma connaissance à des polémiques au regard du droit d’auteur, ce qui n’est pas le cas de Pinterest, un autre outil de réseau social.
- Pinterest permet de glaner sur les web des photographies, généralement protégées par le droit d’auteur, et de les épingler sur un mur virtuel. Le trafic généré par le lien en retour sur le site source sera-t-il considéré comme une contrepartie suffisante ? Cette remarque souligne le lien étroit entre le droit et les modèles économiques qu’il importe de ne pas négliger.
J’aime, donc j’ai tous les droits ?
Pinterest ne permet-il pas “d’organiser et de partager les choses que l’on aime” [2] ? Oui, mais amoureux fou de certaines œuvres, on n’en reste pas moins contrefacteur lorsqu’on les copie sans autorisation expresse. On citera, même s’il s’agit d’un pétard mouillé, le lycéen qui avait traduit et diffusé sur internet un volume d’Harry Potter. Il n’a pas été condamné, certes, mais il lui a été demandé de mettre fin à l’atteinte aux droits de la maison d’édition. [3]
Pas plus de tolérance non plus pour des fins pédagogiques et de recherche, ce type d’usage ne répondant pas aux conditions requises pour l’exception pédagogique, telle que cette exception au droit d’auteur est appliquée en France.
« The answer to the Machine is in the Machine” ?
C’est ce qu’avait dit Charles Clark en 1995 lorsqu’il préconisait les DRM pour remédier aux atteintes au droit d’auteur facilitées par le numérique. Une solution technique, c’est ce Pinterest a proposé, dans un premier temps, avec un code « no-pin » à insérer sur les sites par les titulaires des droits sur les images pour empêcher les utilisateurs de Pinterest d’y récupérer les images. Flickr aurait immédiatement recouru à ce bouton pour protéger les images protégées par un droit d’auteur déposées sur sa plateforme.
Cette démarche, sorte d’opt-out, était étonnante, car seraient ainsi présumées pouvoir être glanées par Pinterest toutes les images non munies de ce code. L’opt-out, n’étant pas toujours en odeur de sainteté, même aux États-Unis, Pinterest a glissé prudemment vers l’opt-in en proposant d’ajouter un bouton indiquant expressément que l’on autorise les usagers (clients ?) de Pinterest » à collecter les images d’un site. Que de boutons à envisager !
Si c’est gratuit, le produit c’est vous » [4]
Ce raccourci parlant trouvé dans un commentaire anonyme résume parfaitement la situation. Toutes ces plateformes et outils doivent trouver un modèle économique viable. Les données personnelles des utilisateurs sont à cet égard une manne, pas seulement pour Facebook ou pour Google. Mais la propriété sur les œuvres ou données déposées n’est pas négligeable non plus. C’est ce que tendent à imposer, certes de manière non exclusive, les CGU de plupart des acteurs du Web 2.0.
“you hereby grant to Cold Brew Labs a worldwide, irrevocable, perpetual, non-exclusive, transferable, royalty-free license, with the right to sublicense, to use, copy, adapt, modify, distribute, license, sell, transfer, publicly display, publicly perform, transmit, stream, broadcast, access, view, and otherwise exploit such Member Content”
CGU de Facebook. « Vous nous accordez une licence non-exclusive, transférable, sous-licenciable, sans redevance et mondiale pour l’utilisation des contenus de propriété intellectuelle que vous publiez sur Facebook ou en relation à Facebook (« licence de propriété intellectuelle »). La licence se termine lorsque vous supprimez vos contenus de propriété intellectuelle sauf si votre compte est partagé avec d’autres personnes qui ne l’ont pas supprimé ».
D’où les polémiques créées lors des ventes à des tiers, comme ce fut le cas mollement, il est vrai, lorsque Twitter à vendu ses contenus à des entreprises de datamining [5]. A noter aussi dans ce nouvel environnement, la pression exercée par les internautes, plus souvent de l’autre côté de l’Atlantique qu’en Europe. Ce fut le cas, par exemple contre Facebook, sommé de changer ses CGU en 2009, plus récemment contre Pinterest. On devrait pouvoir aussi retirer ses contenus à tout moment. Mais sur les réseaux, au fil des partages successifs, est-ce encore envisageable ?
Céder les droits sur les œuvres, la disposition est plus contestable lorsque les utilisateurs ne déposent pas leurs œuvres mais celles des autres. Certes tous ces acteurs voient leur responsabilité engagée en tant qu’hébergeur. Il leur est imposé de retirer les contenus dès qu’ils sont avisés de leur nature illicite (Notice & Take down). Il vient d’être reconnu en France qu’il leur appartient aussi de veiller à ce qu’un contenu retiré ne réapparaisse plus (Notice & Stay down). En revanche, toujours aussi complexe à déterminer, savoir si ces outils et plates-formes doivent assumer la responsabilité d’un éditeur. Google aura été tantôt qualifié d’éditeur, tantôt d’hébergeur selon les procès engagés pour ses différents services dans le monde !
Un droit d’auteur 2.0 ?
Des dérives et des droits, a-t-on constaté. Doit-on durcir les règles actuelles ou s’orienter vers un droit 2.0 ? Doit-on envisager une simple adaptation ou une modification en profondeur ?
Il nous semble que la question doive être abordée selon plusieurs angles : par la loi, notamment, en révisant les exceptions au droit d’auteur, mais aussi par l’instauration éventuelle d’une licence globale ou redevance payée par les internautes ; par des contrats adaptés aussi, ainsi que par des codes de bonnes pratiques.
La loi
Le droit d’auteur français serait souple et adaptable à de nouvelles situations. En 1957 néanmoins, il a semblé nécessaire d’entreprendre une révision sérieuse. En 2006, nous avons eu droit à une autre révision, celle-ci pour répondre à des exigences européennes, celle d’une directive sur le droit d’auteur et les droits voisins datant de 2001 conçue pour s’adapter à l’environnement numérique.
Pourquoi une nouvelle adaptation alors ? Dans les faits, si la directive européenne date de 2001, ses dispositions répondent à des attentes fixées bien avant, puisqu’on peut les remonter à l’année 1994, date du livre blanc sur les autoroutes de l’information. A cette époque, le web était statique et nous étions bien loin d’en imaginer les développements.
Si l’on compare la loi de 1957 à celle de 2006, on notera que la loi de 2006 est plus complexe et que les dispositions extrêmement détaillées finissent par devenir incompréhensibles et inapplicables. L’exception pédagogique en France est un modèle du genre.
Doit-on faire table du passé ? Avec le changement politique en France, que devient Hadopi et, de manière plus large ce que l’on a appelé « l’exception culturelle » ? Hadopi avait proposé en avril 2012 une consultation sur les exceptions au droit d’auteur. Exceptions au droit d’auteur ou Fair Use ? Cette question tout à fait intéressante est désormais posée.
Survol de quelques règles
Le droit étant un instrument de régulation sociale, il convient de définir clairement les objectifs à atteindre avant d’en modifier les règles. Le droit d’auteur, rappellera-t-on aussi, vise à assurer un équilibre entre les titulaires de droit et les utilisateurs. La Convention de Berne est explicite à cet égard lorsqu’elle affirme reconnaître «la nécessité de maintenir un équilibre entre les droits des auteurs et l’intérêt public général, notamment en matière d’enseignement, de recherche et d’accès à l’information (Traité OMPI sur le droit d’auteur, 1996.
Les exceptions au droit d’auteur sont un instrument assurant cet équilibre. Il y a ainsi une hiérarchie dans les exceptions qui seront assorties ou non d’une compensation financière, selon la nature des droits auquel elles répondent. Dans un très intéressant projet de création ex-nihilo du Code européen du droit d’auteur, on a distingué 4 types d’exceptions différentes : (1) celles qui ont un impact économique mineur ; (2) celles qui sont accordées au titre de la liberté d’expression et du droit d’accès à l’information ; (3) celles qui sont ménagées au titre d’objectifs culturels, sociaux et politiques t (4) celles qui répondent au principe de libre concurrence.
Pourquoi ne pas redéfinir alors le champ de ces exceptions, non en opposant deux droits comme on a coutume de le faire, mais en mesurant les enjeux concrets des usages, en fonction d’objectifs d’intérêts généraux à atteindre, en s’appuyant sur la proportionnalité, un autre concept souvent prôné par la Cour de justice européenne ?
Fabuleux test des trois étapes, surtout s’il est revisité
Pour être acceptée, une exception au droit d’auteur doit passer avec succès ce test[6] qui consiste à évaluer (1) si l’exception est un cas spécial, soigneusement circonscrit, puis (2) qu’elle ne porte pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, enfin (3) qu’elle ne porte pas préjudice aux intérêts de l’auteur.
Considérant qu’en interprétant les étapes de cette manière, l’accent était trop souvent mis sur les titulaires de droit, au détriment des utilisateurs, autre branche de la balance, mais aussi des auteurs, dans une déclaration faite à Munich, en 2008[7], plusieurs juristes ont préconisé une nouvelle lecture du test. Consistant à donner le même poids aux trois éléments du test, cette « approche globale et plus ouverte » se rapproche du Fair use.
Le partage des œuvres à des fins non commerciales sous couvert d’une licence globale, payée par l’internaute et reversée aux ayant droit, mais aussi les usages transformatifs (remix, mash-up, …) devraient être évalués à l’aune du test des trois étapes, la citation n’étant pas adaptée à cet usage, et, très rarement, le droit de parodie, de caricature et de pastiche, permettant lui aussi de se passer de toute autorisation.
Doit-on revisiter les exceptions au droit d’auteur voire même glisser vers le Fair use, comme le suggère la Hadopi, autorité administrative chargée d’appliquer la loi du même nom, dans sa consultation publique sur les exceptions au droit d’auteur ?
Le Fair use des États-Unis semble, à première vue, plus accueillant. Ce droit d’usage aux frontières floues – puisqu’il suffit de répondre à 4 critères pour utiliser une œuvre sans demander d’autorisation – permet d’utiliser des extraits d’œuvres dans plusieurs cas.
Comme l’indiquait une conférence sur le droit d’auteur qui réunissait en avril 2011 des juristes de propriété intellectuelle de plusieurs pays européens, l’adoption pure et simple du Fair Use ne s’impose pas forcément, mais plutôt une adaptation tenant compte des traditions et grands principes propres au continent européen.
Le recours au contrat
Des licences adaptées au web 2.0
Tous les usages de Scoop-it ou de Pinterest seraient-ils interdits ? Non, pour les textes et les images mises sous l’une des licences Creative Commons puisque ces licences autorisent, sous certaines conditions, plus ou moins larges, choisies par leur auteur, la reproduction, quelque fois même à des fins commerciales, voire la modification de l’œuvre.
Lorsque le modèle économique s’invite
Pour répondre au modèle économique des éditeurs de presse, Meltwater, un prestataire de veille, a été condamné à payer des droits pour les références des articles accompagnés des liens permettant à ses clients de consulter les articles en consultation libre sur Internet. Il s’agit certes d’une activité commerciale, qui ne peut pas relever d’une exception ; il n’en reste pas moins que ce sont des droits pour des usages généralement gratuits qui sont revendiqués. Mais, par ailleurs, une exception au droit d’auteur pour le datamining à des fins de recherche est envisagée.
Les codes de bonnes pratiques
D’autres contrats qui, comme les User Generated Content principles, lient les contributeurs et les sites de partage d’œuvres (photos, vidéos, ..), protègent les ayants droits, autorisant les plates-formes d’hébergement à proposer des contenus protégés sous certaines conditions et en échange d’une rémunération. Signés notamment par Dailymotion, Disney et Microsoft (mais pas par Google…), les tentatives d’élargissements à d’autres acteurs que Dailymotion ont été avortés.
Perspectives
La vie n’est pas en lecture seule. La Loi Hadopi n’aurait qu’une visée pédagogique. Certes, si ce n’est que les sanctions à terme sont bien réelles et que promesses d’offres légales attractives. Or, on constate non seulement que les offres légales attractives, à l’image de nouveaux modèles économiques, peinent à émerger, mais aucune perspective n’est offerte aux internautes pour partager, réutiliser les œuvres ou alors selon des modèles économiques trop onéreux. Imaginer un paiement pour chaque nouvel usage n’a sans doute plus de sens. Il conviendrait bien de repenser le droit d’auteur.
Lois, mais aussi contrat et bonnes pratiques : toute une panoplie de ressources juridiques à notre disposition pour réguler les tensions entre la diffusion des connaissances et les modèles d’affaire, la liberté d’expression et les limites à apporter à certaines dérives
L’économie est mondiale, et la réflexion territoriale obsolète. Doit-on pour autant abandonner tous les principes ? Ne doit-on pas y mettre des gardes fous comme je l’avais signalé pour les données libres, l’absence de tout encadrement représetant paradoxalement une menace pour la liberté ?
Mais si l’on s’est penché aujourd’hui sur le web 2.0, nous sommes déjà dans l’ère du web 3.0 ou web de données, et face à des problématiques que sont l’Open Data ou le datamining offrant des perspectives passionnantes pour le gestionnaire de l’information, et l’on évoque déjà le web 4.0 donnant une nouvelle dimension à la capacité de traitement des données, soit autant de questions juridiques (peut-être) nouvelles à débattre.
Sur ce thème
- Quelles règles juridiques pour le cyberespace, Paralipomènes, 9 avril 2012
- Quel droit pour le web 2.0 ? In : Bibliothèques 2.0 à l’heure des médias sociaux, Cercle de la librairie, 2012
- La nécessaire évolution du droit d’auteur, Paralipomènes, 7 octobre 2011
- La curation au risque du droit, Paralipomènes, 23 avril 2012
- Vers un fair use en Europe ? La France, village gaulois ou roseau ? ADBS, 7 avril 2011
- Quand le droit d’auteur est bousculé par l’internaute créateur de contenus, ADBS, 6 septembre 2010
Notes
[1] Il conviendrait donc de les ajouter manuellement. Dans la directive européenne sur le droit d’auteur, l’obligation s’efface s’il y a impossibilité. Mais y a-t-il impossibilité ici ? Un réglage technique pourrait peut-être aussi y remédier…
[2] Pinterest, an online pin-board” to “organize and share things you love”.
[3] Quand Libé joue au Daily Prophet, Maître Eolas, Journal d’un avocat, 8 août 2007
[4] Quand vous ne voyez pas le service, c’est que vous êtes le produit ! Xavier de la Porte, Internet Actu, 27 février 2012
[5] Twitter vend les tweets de ces deux dernières années, Julien L., Numérama, 3 mars 2012
[6] Ce test figurant dans le traité de l’OMPI de 1996, se retrouve forcément dans la directive européenne et dans les lois des pays de l’Union européenne, obligés d’en transposer les dispositions.
[7] Déclaration en vue d’un interprétation dur « test des trois étapes » respectant les équilibres du droit d’auteur. Max Planck Institüt für Immaterialgüter und Wettbewerbsrecht