Chap. 5 – L’abolition 1848/1849
Actualités du droit - Gilles Devers, 1/05/2015
I – Le contexte
A – Victor Schœlcher
Le principe de l’indemnisation des anciens maîtres esclavagistes, pour conforter la domination économique, a été parfaitement exposé par Victor Schœlcher, le grand ordonnateur de cette abolition (V. Schœlcher, Esclavage et Colonisation, textes choisis et annotés par E. Tersen, PUF 1948 rééd. 2007) :
« Les Blancs ne peuvent plus rester maîtres, puisque les Noirs ne veulent plus être esclaves. Il faut en finir. Puisse le gouvernement ne point se tromper longtemps encore sur les dangers d'un état de chose impossible, et vouloir enfin y appliquer le seul remède efficace, l'abolition immédiate de l'esclavage.
« L'humanité ne nous aurait pas fait un devoir de rendre sans délai la liberté à nos frères noirs, nous aurions réellement brusqué cette grande mesure que nous nous en féliciterions encore ; car c'est notre conviction profonde et raisonnée, il y avait mille fois plus de danger à différer l'abolition qu'à la donner. Les colonies ont été sauvées par l'émancipation. Ce n'est point ici l'ardeur d'un théoricien qui m'entraîne, c'est l'expérience des faits, des hommes et des choses. La liberté, quand son jour est venu, est comme la vapeur, elle a une force d'expansion indéfinie ; elle renverse et brise ce qui lui fait obstacle.
« Les Nègres allaient prendre la liberté eux-mêmes si la métropole ne la leur donnait pas. La monarchie, s'écroulant à jamais, rendait au droit toute sa puissance, et que pouvaient une poignée de maîtres contre des masses apprenant que l'on avait proclamé la République ?
« Les Nègres ne manqueront pas aux champs de canne, témoins de leurs douleurs et de leur opprobre passés, quand l’indemnité soldée, quand les banques coloniales constituées fourniront de quoi les payer, quand on les y amènera, je le répète, par de bons traitements, par la persuasion, par l’appât d’une juste rémunération, sous quelque forme qu’elle se présente, enfin par l’éducation et les besoins qu’elle fait naître en nous.
Tout délai eut porté les Nègres à la révolte… Le gouvernement provisoire n’a pas été imprévoyant. Il s’est rendu compte de tout, il a agi avec un louable empressement, mais sans légèreté, et c’est pour sauver les maîtres qu’il a émancipé les esclaves ».
L’analyse de Victor Schœlcher est claire : s’il fallait émanciper les esclaves, c’était pour sauver les maîtres. C’est dans ces termes exacts qu’a été prévue l’indemnisation, et jamais il n’a été envisagé de réparer les conséquences d’un crime de masse, ayant duré plus de deux siècles… Il s’agissait de conforter la domination blanche dans les colonies, alors que le modèle économique de l’esclavagisme était à bout de souffle, et de doter de moyens nouveaux le capitalisme industriel et financier afin de construire un empire colonial français.
B – Jules Ferry
Cette ligne politique de fond se retrouvera avec Jules Ferry, lors de son fameux discours à la tribune de l’Assemblée nationale, le 28 juillet 1885 :
« Les colonies sont pour les pays riches un placement de capitaux des plus avantageux. Dans la crise que traversent toutes les industries européennes, la fondation d'une colonie, c'est la création d'un débouché.
« Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu'en effet les races supérieures ont un droit vis à vis des races inférieures parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures.
« Ces devoirs ont souvent été méconnus dans l'histoire des siècles précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l'esclavage dans l'Amérique centrale, ils n'accomplissaient pas leur devoir d'hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s'acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation. »
II – Les textes
A – Le décret du 27 avril 1848
Le texte est le décret relatif à l'abolition de l'esclavage dans les colonies et les possessions françaises du 27 avril 1848 (JORF, 2 mai 1848), ainsi rédigé :
« Le Gouvernement provisoire,
« Considérant que l'esclavage est un attentat contre la dignité humaine ;
« Qu'en détruisant le libre arbitre de l'homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; Qu’il est une violation flagrante du dogme républicain : « Liberté-Egalité-Fraternité ;
« Considérant que si des mesures effectives ne suivaient pas de très près la proclamation déjà faite du principe de l'abolition, il en pourrait résulter dans les colonies les plus déplorables désordres ;
« Décrète :
« Article Ier. – L'esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d'elles. A partir de la promulgation du présent décret dans les colonies, tout châtiment corporel, toute vente de personnes non libres, seront interdits.
« Article 2. – Le système d'engagement à temps établi au Sénégal est supprimé.
« Article 3. – Les gouverneurs ou Commissaires généraux de la République sont chargés d'appliquer l'ensemble des mesures propres à assurer la liberté à la Martinique, à la Guadeloupe et dépendances, à l'île de la Réunion, à la Guyane, au Sénégal et autres établissements français de la côte occidentale d'Afrique, à l'île Mayotte et Dépendances et en Algérie.
« Article 4. – Sont amnistiés les anciens esclaves condamnés à des peines afflictives ou correctionnelles pour des faits qui, imputés à des hommes libres, n'auraient point entraîné ce châtiment. Sont rappelés les individus déportés par mesure administrative.
« Article 5. – L'Assemblée Nationale règlera la quotité de l'indemnité qui devra être accordée aux colons.
« Article 6. – Les colonies purifiées de la servitude et les possessions de l'Inde seront représentées à l'Assemblée Nationale.
« Article 7. – Le principe ‘que le sol de la France affranchit l'esclave qui le touche’ est appliqué aux colonies et possessions de la République.
« Article 8. – A l'avenir, même en pays étranger, il est interdit à tout français de posséder, d'acheter ou de vendre des esclaves, et de participer, soit directement, soit indirectement, à tout trafic ou exploitation de ce genre. Toute infraction à ces dispositions entraînerait la perte de la qualité de citoyen français.
« Néanmoins, les Français qui se trouveront atteints par ces prohibitions, au moment de la promulgation du présent décret, auront un délai de trois ans pour s'y conformer. Ceux qui deviendront possesseurs d'esclaves en pays étranger, par héritage, don ou mariage, devront, sous la même peine, les affranchir ou les aliéner dans le même délai à partir du jour où leur possession aura commencé.
« Article 9. – Le Ministre de la Marine et des Colonies et le Ministre de la Guerre sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent décret.
« Fait à Paris, en conseil de gouvernement, le 27 avril I848 ».
Signé : Les membres du Gouvernement provisoire : Dupont de l’Eure, Lamartine, Crémieux, Garnier-Pagès, Marrast, Blanc, Albert, Flocon, Ledru-Rollin, Arago, Marie. Le Secrétaire général du Gouvernement provisoire : Pagnerre.
B – La loi du 30 avril 1849
Les modalités de l’indemnisation, dont le principe a été posé par l’article 5 du décret 27 avril 1848 ont été débattues lors de trois séances de l’Assemblée nationale (19 janvier, 23 et 30 avril 1849). L’opinion dominante a été bien exprimée par le ministre des Finances, Passy, tout à fait en continuité avec Schœlcher :
« Je n’ai pas à m’occuper de la question de savoir en vertu de quel droit l’indemnité est donnée aux anciens propriétaires. […] Ce qu’il faut, c’est la restauration du crédit qui leur manque. Voilà la première des nécessités coloniales à laquelle il faut pourvoir. C’est le crédit qui, seul, rendra aux colonies la vie, l’activité, le mouvement dont elles ont besoin ».
Le fondement de l’indemnisation n’a aucun rapport avec le droit. Il est économique, à savoir l’apport de liquidités pour assurer le développement de l’activité.
Sur place, c’était exactement la même tonalité. Dans la Gazette officielle de la Guadeloupe du 31 mai 1848, le gouverneur Layrle a publié un texte pour dire que l’esclavage est aboli, et à l’article 2, il rappelle l’« indemnité légitimement due aux propriétaires ». A ce texte, était jointe une proclamation du gouverneur qui demandait aux affranchis de « s’élever par le travail » pour « rendre le pays plus riche », annonçait un plan de répression sévère pour tout manquement, et concluait :
« Tous mes soins, tous mes efforts seront consacrés désormais à obtenir pour les maîtres une légitime indemnité. Vive la République ».
Le principe posé par l’article 5 du décret 27 avril 1848 a été mis en œuvre par la loi n° 285 du 30 avril 1849, suivie du décret d’application n° 29 du 24 novembre 1849 relatif à la répartition de l’indemnité coloniale.
Ces textes ont institué un système à double détente, avec une première indemnisation immédiate du propriétaire, soit une enveloppe globale de 6 millions de francs, et une rente annuelle de 6 millions de francs sur 20 ans, soit au total 120 millions de francs, inscrits sur le grand livre de la dette publique. Une partie des fonds devait transiter par des banques coloniales, qui ont ensuite joué un rôle majeur dans la confortation de l’ordre établi (A. Duchesne, Histoire des finances coloniales de la France, Payot, 1938 ; Y.-E. Amaïzo, Naissance d’une banque dans la zone franc 1848-1901 : Priorité aux propriétaires d’esclaves, L’Harmattan, 2008 ; A. Girault, Principes de colonisation et de législation coloniale, 1895, Larose).
Au final, ont été affranchis 248 010 esclaves. Leur valeur marchande, fixée réglementairement, était variable :
- prix d’un esclave de la Martinique : 425, 34 F
- prix d’un esclave de la Guadeloupe : 469,53 F
- prix d’un esclave de la Guyane : 624,66 F
- prix d’un esclave de la Réunion : 711,59 F
S’agissant de la Guadeloupe, 87 087 esclaves ont été affranchis et l’indemnisation s’est élevée à 1 947 164,85 F pour la compensation immédiate, et 38 943 296,00 F pour la rente, soit un total de 40 890 461,00 F.
Pendant ce temps, l’indemnisation versée aux esclaves était de zéro franc, zéro centime.
III – Analyse
L’abolition de 1848 a ainsi marqué les débuts de la deuxième colonisation. L’heure était celle du grand empire colonial qui allait être la politique du Second Empire et la Troisième République : Afrique du Nord – l'Algérie est conquise en 1830 – puis l'Afrique Noire, l'Indochine, le Tonkin, et ensuite Madagascar...
A ce titre, le modèle colonial esclavagiste des Antilles était économiquement dépassé alors que les enjeux étaient la conquête d’immenses territoires. Dans ce plan de développement de la métropole, un salarié peu rémunéré serait plus dépendant et plus rentable qu’un esclave, aussi les colonisateurs poussèrent la fourberie jusqu’à argumenter sur le caractère libérateur et émancipateur de la colonisation, comme moyen économique d’abolir l'esclavage. L’Eglise, peu regardante, était à nouveau disponible pour jouer le jeu de ce progrès civilisationnel… Pour compléter le tableau, les betteraviers de métropole, concurrents de la canne à sucre, contestaient les aides apportées aux colonies esclavagistes. Enfin, l’Angleterre avait aboli l'esclavage depuis quinze ans, suivie par d’anciennes colonies espagnoles, et il fallait rompre avec ce système archaïque.
L’abolition de l'esclavage, présentée comme une mesure de rétablissement citoyen, a eu ainsi en fait pour objectif la pérennisation d’un système de domination, entre les descendants des colons et ceux des esclaves.
C’est dans ce contexte que l'abolition, adoptée par des lois spéciales, et non par la transposition du droit des départements, a combiné l’indemnisation des maîtres, le refus de l’indemnisation des esclaves, et celui d’une réforme agraire. Ainsi, les anciens colons ont été confortés par le versement des subventions, alors que les anciens esclaves devenaient leurs salariés précaires, condamnés de facto à travailler sur les plantations des maîtres.
Par la suite, le sucre de canne des colonies françaises a perdu sa place prépondérante, mais la canne à sucre a été remplacée par la banane et l'ananas, tout en gardant le modèle de cette agriculture reposant sur la propriété de quelques-uns, et tournée vers l’exportation, en rupture avec les bases du développement durable.
La départementalisation a été réintroduite en 1946, accompagnée d’un plan d’embauche de colonisés par les institutions françaises pour pérenniser le système, et bloquer les revendications d’indépendance, alors que l’Angleterre dans le même temps devait admettre celle de ses anciennes possessions aux Antilles : Barbade, Jamaïque, Sainte Lucie, la Dominique…
La production agricole et le tissu rural guadeloupéens restent marqués par le passé colonial, quoique des réformes foncières multiples, entre 1957 et 1981, aient permis de créer des exploitations de taille relativement importante, via les groupements fonciers agricoles.
L’étape impériale du colonialisme français est née, non seulement du développement de l’appareil industriel et financier, mais également de l’éclosion de valeurs portées par le mouvement abolitionniste. La fin du colonialisme sans la décolonisation effective – politique, économique, sociale et culturelle – a conduit à une pseudo-indépendance, formatée pour préserver un néocolonialisme durable. La seule réponse devait être la restitution des terres et les compensations financières. Ce qui n’a pas été fait à l’époque doit l’être aujourd’hui (A Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Présence africaine, 1993 ; Fr. Fanon, Les damnés de la terre, Gallimard, 1991, Rééd. Folio. Actuel ; E. Glissant, Le discours antillais, Seuil, 1981 ; Y. Benoit, La modernité de l’esclavage : essai sur la servitude au cœur du capitalisme, La Découverte, 2003 ; J. Breteau, Des chaînes à la liberté : choix de textes français sur les traites négrières et l’esclavage de 1615 à 1848, Apogée, 1998).
"Tous mes soins, tous mes efforts seront consacrés désormais
à obtenir pour les maîtres une légitime indemnité"
"Vive la République"