Turquie : En attendant l'opposition...
Actualités du droit - Gilles Devers, 2/06/2013
Le romantisme révolutionnaire est comme la Belle aux bois dormants… Les évènements – graves – qui secouent la Turquie sont déjà qualifiés d’ « été turc », et on décrit les scènes de la foule en liesse devant le recul d’Erdogan. Ce qui se passe laissera des traces,… mais ni romantiques, ni révolutionnaires.
Loin des révolutions « spontanées » et en fait sponsorisées de l’extérieur via des ONG bidon, les évènements d’Istanbul sont totalement autonomes. C’était un mouvement quasi baba cool, qui a été brutalisé par la police, et ce sont ces violences policières qui ont embrasé la foule. Le mouvement s’est répandu comme une trainée de poudre. Si on a beaucoup parlé de la Place Taksim, des manifestations de même nature ont eu lieux à d’autres endroits d’Istanbul et dans de nombreuses villes de Turquie. C’est donc du vrai de vrai, mais cette spontanéité marque aussi les limites du mouvement.
La Place Taksim n’est pas un chef d’œuvre, loin de là. Mais c’est la grande place d’Istanbul, un vrai lieu de convergences, où arrive notamment la grande avenue piétonne, l’Istiklâl, et c’est aussi un lieu de mémoire. C’est sur cette place que lors de la manifestation du 1er mai 1977 périrent une trentaine de personnes, dans la panique provoquée des tirs par arme. C’est uniquement en 2010 que la manif’ du 1° mai y avait à nouveau été autorisée.
Sur un coté de cette place, se trouve le Gezi Park, un des rares jardins publics restant dans le centre d’Istanbul. Le projet du gouvernement est de reprendre tout cet espace, pour y rétablir une ancienne caserne, et construire un centre commercial et une mosquée. Ce projet est nul, et réunit contre lui de longue date les défenseurs de l’urbanisme. Les opposants avaient déposé un référé pour faire bloquer les travaux, et le tribunal y a fait droit vendredi. Un petit air de Notre-Dame-Des-Landes sur le Bosphore…
Maintenant, il est bien certain que ce n’est pas la protection des arbres du Gezi Park qui a provoqué une réaction de cette ampleur. Il existe un ras-le-bol, tripal, évident, et très partagé. C’est le refus de deux axes de la politique d’Erdogan, à savoir l’autorité et la reconquête par le religieux. C’est ce qui ressort des nombreuses déclarations des manifestants, et ce que l’on l’entend très vite quand va se promener dans la société stambouliote. Alors, dire que ce sont juste des émeutiers, c’est bien à côté de la plaque.
Oui, mais après ?
Recep Tayyip Erdoğan, ancien maire d’Istanbul et premier ministre depuis 10 ans, leader de l'AKP, un parti musulman conservateur, a été réélu haut la main, avec près de 50% des voix. Son équipe a assaini l’économie, renvoyé les miliaires dans les casernes et les élections sont incontestables. Avec des taux de croissance entre 6 et 8 %, la Turquie est devenue la 16° puissance économique. Istanbul compte 14 millions d’habitants, et Erdogan, qui a postulé pour les JO, a lancé des projets grandioses : le plus grand aéroport du monde, un troisième pont sur le Bosphore, un canal parallèle au Bosphore, de nouveaux quartiers…
Il décide et il fonce. Alors qu’il va devoir quitter les fonctions de Premier Ministre en 2014, un projet dans les cartons est d’amender la Constitution pour qu’il puisse être candidat à la présidence… Et allez..
La société turque a beaucoup évolué, et très vite. Mais une partie ne suit pas, car ça va trop vite. Une autre conteste cette ardeur conservatrice, religieuse et morale, vécue comme une remise en cause des acquis républicains. L’activisme international, pro-OTAN et vite guerrier, passe mal. Des mouvements sociaux récurrents témoignent de ces décalages, et celui du Gezi Park s’inscrit dans une longue liste. Au sein de l’AKP, la violence de ces derniers jours est mal passée, et Abdullah Gül, le président de la République, a déploré la méthode.
Erdogan doit veiller à ne pas trop en faire, même s’il garde de solides atouts.
Le régime est autoritaire, et s’est montré violent, mais parler de dictature est un non-sens. Les élections sont démocratiques, la justice fonctionne bien et la Turquie est soumise à la jurisprudence de la CEDH.
Le « tout économique » se conjugue actuellement avec une folie des grandeurs, mais la population a vécu le renouveau économique avec l’AKP. En 1990, Erdogan a été élu maire d’une Istanbul qui n’avait pas de réseau d’eau potable…
Et puis, et surtout, l’opposition est divisée et non crédible. C’est l’assurance vie de l’AKP.
Il n’en reste pas moins que ces oppositions sociales virulentes sont un très mauvais point pour le régime. Alors, saura-t-il répondre autrement que par la répression et la morgue ? Cette opposition sociale saura-t-elle s’organiser et proposer une alternative ? Dans une grande démocratie, l’opposition doit savoir prendre une vraie place, et le pouvoir doit savoir la respecter.