C'est Bonnard !

Les génies ont ceci de bon que d'abord ils sont rares et qu'ensuite, tellement exceptionnels, au-dessus du lot humain, ils ne peuvent pas susciter la jalousie mais seulement une admiration inconditionnelle.

Au fond, ils nous rendent service en nous permettant de jeter sur nous un regard auréolé, par une splendide contagion, de leur incomparable lumière.

Les artistes, les écrivains, les peintres qui se trouvent dans cette minorité magique, de surcroît ne se contentent pas de créer mais savent souvent merveilleusement théoriser, nous faire partager, grands seigneurs, leurs secrets et nous révéler de somptueuses évidences.

Je songe notamment à Marcel Proust, à Vincent Van Gogh, à Nicolas de Staël, à Pierre Bonnard ou à Georges Simenon.

Je ne cite pas au hasard les deux derniers qui, directement ou indirectement, vont confirmer mon propos.

Pierre Bonnard a un jour exprimé cette pensée profonde "qu'il ne s'agit pas de peindre la vie, il s'agit de rendre vivante la peinture" (Le Figaro).

Jean-Edern Hallier, qui avait des fulgurances, parfois même pour les autres, répondant à une interrogation sur "Qu'est-ce que c'est que le style ?", déclarait que "Le style, c'est quand je lis "il pleut" et que je me dis que c'est du Simenon".

C'est Guillaume Gallienne qui rapporte cet échange et je le remercie car sans lui j'aurais toujours ignoré cette étincelante définition qui m'autorise un rapprochement avec Pierre Bonnard : celui-ci et Simenon, dans la perception de J-E Hallier, s'inscrivent dans le même registre.

L'art ne doit pas imiter la vie. La vie doit imiter l'art. Ou, plutôt, l'art étant premier, il a pour mission et pour ambition de s'inspirer de tout ce que le réel a de fort, de beau et de spontané, de "vivant", pour l'intégrer dans sa création et, donc forcément, la sublimer.

Ce renversement de perspective - la pluie a décidé de ressembler au style de Simenon et le tableau de Bonnard s'est approprié la vie - met à mal et bat heureusement en brèche, hier et encore plus aujourd'hui, toutes ces piètres copies de la réalité, ces décalques monotones sans imagination ni élan, ce naturalisme bas de gamme, ces récits étouffés par la matérialité et la quotidienneté qui dictent leur loi, ces films sans horizon, cette immense et souvent sordide transcription d'une immédiateté, sur laquelle nos petits maîtres, en général abusivement vantés par les médias, croient pouvoir élaborer une oeuvre, atteindre l'universel et passionner une multitude.

Bonnard et Simenon, c'est exactement l'inverse. Le réel n'a pas à être un dictateur qui enjoint et dont on écoute mécaniquement les injonctions. En revanche, l'art et son impérialisme bienfaisant ont toute latitude, tous les droits pour prendre, au sein de la réalité, ce qui leur semblera bon pour eux et auquel ils feront la grâce de l'exploiter, de le transcender.

Pour notre félicité de spectateurs et de lecteurs comblés.

Les génies ont un pouvoir qui nous rassure au lieu de nous inquiéter. C'est la seule puissance dont l'abus est légitime parce qu'elle nous rend, le temps d'une seconde, d'un éclair, à la fois heureux et éternels.