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Ils nous pourriront tout !

Justice au singulier - philippe.bilger, 5/08/2014

J'en ai assez de cette dérive qui, reléguant le citoyen dans un coin où il remâche sa déception et son amertume, prétend le consoler en le dispensant du "dur métier de vivre" selon la belle expression de Cesare Pavese. Ils nous pourriront tout.

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On ne peut s'empêcher, durant les vacances, où les événements moins denses apparaissent dans une clarté aveuglante et singulière, de faire se télescoper, par exemple, l'amabilité du Pouvoir et son impuissance, la dureté d'une société et sa mièvrerie. Le chômage ne baisse pas mais on ouvre au public le premier dimanche du mois le parc de l'Elysée. Beaucoup vivent mal mais on prétend leur apprendre à vivre.

Faute d'une France réellement heureuse, on commémore, on décore, on célèbre. Les coulisses ne sont pas brillantes mais on exhibe une scène de pur éclat verbal. On glisse doucement vers un pays fantasmé pour échapper à un réel trop présent.

Et, par moments, cette obsession de faire échapper l'humain à l'humanité tombe dans le ridicule. Il y a des signes qui peuvent apparaître dérisoires mais qui révèlent à quel point, sur tous les plans, une société d'assistance prend la relève d'une société de vaillance.

Mon attention a été attirée récemment par une double page du Parisien : "C'est l'été, apprenez à bien draguer". Il semble "qu'en ville comme à la plage, c'est la grande saison des jeux de séduction. encore faut-il en maîtriser les règles. Guides et coachs aident à faire le bon premier pas".

Qu'il y ait des commerces pour tout et des opportunistes greffés sur l'air du temps a toujours été une évidence. On profite autant qu'on peut. Si l'humanité tient absolument à se dépouiller de ce qui constitue sa liberté et, d'une certaine manière, son honneur, ce n'est vraiment pas le problème de ces pédagogues à la fois inutiles et cyniques.

Mais comment a-t-on pu laisser aller notre monde jusqu'à ce point inouï ?

Où on abandonne à d'autres le soin d'inventer, d'affronter et de cultiver le charme de ces rencontres hasardeuses, de ces échecs qui ne sont pas graves mais forment le caractère, rabaissent les vaniteux et ne découragent pas les modestes, de ces douces et surprenantes félicités qui viennent comme le cadeau d'une journée, le butin bienfaisant d'une audace naturelle ou forgée.

Alors que s'il y a bien une matière qui ne peut pas, qui ne devrait pas s'enseigner, c'est l'apprentissage de notre relation sentimentale, frivole ou grave avec autrui, de ce qui ne dépend que de nous, qui est si intimement lié à notre tempérament et à notre personnalité que prétendre nous priver des risques et des avancées consubstantiels au noyau dur de notre humanité reviendrait à nous mutiler.

Comment sans honte ose-t-on même se rendre auprès de ces professeurs parasites qui, au lieu de nous renvoyer à nous-mêmes, vont nous faire croire qu'ils ont de quoi aimer, sentir, séduire, draguer à notre place ?

Bientôt, j'en suis sûr, tant l'impudeur et l'indécence ne vont plus avoir de limites, on fera la promotion de coachs pour la mort, de formateurs pour le dernier instant pour nous arracher notre singularité quand elle sera notre ultime secours.

J'en ai assez de cette dérive qui, reléguant le citoyen dans un coin où il remâche sa déception et son amertume, prétend le consoler en le dispensant du "dur métier de vivre" selon la belle expression de Cesare Pavese.

Ils nous pourriront tout.


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