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Le juge du référé précontractuel face aux recours en cascade : ambivalences administratives et judiciaires

K.Pratique | Chroniques juridiques du cabinet KGA Avocats - Laurent-Xavier Simonel, Solal Cloris, Cédric Vanderzanden, 11/06/2012

L’ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009, qui transpose la directive communautaire 2006/67/CE, a instauré devant les juridictions judiciaires le miroir du référé précontractuel de l’ordre administratif. Croisons les regards d’un publiciste et d’un privatiste sur le sort réservé à des requêtes en référé précontractuel introduites en cascade devant le juge du référé précontractuel.
En l’espèce, un candidat évincé de l’attribution d’un marché public d’importance avait engagé une action en référé précontractuel devant le tribunal administratif de Paris, qui l’a rejetée. Contrarié, le requérant s’est empressé de saisir, par la suite, le tribunal administratif de Montreuil, empêchant par conséquent la signature du marché.

Le tribunal administratif de Montreuil (TA Montreuil, ord.24 mai 2012, Sté Enviro Conseil & Travaux, req n°1204094) a rejeté la requête au motif que les moyens invoqués reposaient sur « la même cause juridique que celle sur laquelle reposent les moyens qu’elle a invoqués lors de la précédente instance ». Cette motivation est incontestable : la notion de cause juridique est, en effet, entendue de manière très large, des moyens pouvant être différents mais néanmoins fondés sur la même cause. L’on peut, toutefois, s’interroger sur ce qui aurait pu constituer une cause juridique distincte. Les moyens invocables à l’appui d’un référé précontractuel visant nécessairement et seulement à critiquer la procédure de passation du contrat, l’exigence d’une cause distincte a-t-elle un sens ici ? Cette motivation ne révèle t-elle pas plutôt une obligation implicite de concentration des moyens ?

Distinct de la procédure administrative sur ce point, le droit judiciaire soumet la recevabilité de recours successifs à l’existence de circonstances nouvelles car l’obligation de concentration des moyens imposée devant les juridictions judiciaires interdit au demandeur de découper le contentieux en se réservant des moyens soumis en salves successives.

Même à supposer que le requérant ait soulevé un moyen fondé sur une cause juridique distincte, était-il nécessaire de convoquer les parties et de retarder encore la signature du marché alors qu’il aurait été possible de rejeter le recours pour irrecevabilité manifeste sur le fondement de l’article R. 222-1 du code de justice administrative. Il est vrai que l’exception de chose jugée relève de l’examen au fond et non du stade de la recevabilité, ce qui justifie ce traitement.

L’autorité de la chose jugée qui s’attache à l’ordonnance du premier juge s’étend à la question de sa compétence. Ce dernier s’étant estimé compétent, on voit mal comment son homologue montreuillois aurait pu se déclarer compétent, également, pour juger au fond un second référé précontractuel. A cet égard, le Conseil d’Etat a tranché que la chose jugée au civil, même par un tribunal incompétent, s’impose au juge administratif (CE 16 mars 1945, Sieur Dauriac D. 1946.141, concl. Lefas). Comment pourrait-il en être autrement à l’égard d’une chose jugée par un juge administratif qui a retenu sa compétence (à juste titre) ? L’admission de tels recours en cascade conduirait immanquablement des magistrats d’un même degré à envisager au minimum et de manière plus ou moins directe à remettre en cause, alternativement, la compétence de leurs homologues sur le simple fondement d’une saisine postérieure, ce qui est contraire à une bonne administration de la justice, aux principes de sécurité juridique et de hiérarchie des juridictions.

Devant le juge judiciaire, le principe de l’autorité de la chose jugée s’impose aussi au regard de la compétence. Or le premier juge qui a rejeté la demande, s’est inévitablement déclaré du même coup compétent. Dès lors, seule une juridiction de degré supérieur peut revenir sur cette compétence.

L’argument tiré du caractère relatif de l’autorité de la chose jugée en référé n’est pas opposable ici. En effet, l’article 1441-1 du code de procédure civile prévoit que les recours applicables aux contrats de la commande publique sont formés, instruits et jugés comme en matière de référé. Or, dans cette hypothèse particulière, l’ordonnance rendue par le juge est revêtue « de l’autorité de la chose irrévocablement jugée » . En tout état de cause, si cette procédure était assimilée à celle de droit commun, la solution serait similaire en matière de compétence.

En effet, si l’ordonnance de référé n’est qu’assortie d’une autorité relative de chose jugée, cette dernière n’est relative qu’au regard de l’instance au fond et non pas vis-à-vis d’une autre instance en référé. Ainsi, si « l'ordonnance de référé n'a pas, au principal, l'autorité de la chose jugée », en revanche, « elle ne peut être modifiée ou rapportée en référé qu'en cas de circonstances nouvelles » , et dans ce cas devant le même juge que celui qui a rendu l’ordonnance initiale .

En tout état de cause, l’ordonnance de référé précontractuel intervient en plein contentieux, en premier et dernier ressort, seulement en la forme des référés (CJA article L. 551-3 : elle est définitive (CJA art. R. 551-6R. 551-6.

Outre la question de la sécurité juridique que l’acceptation de recours « en cascade » impliquerait pour l’attributaire et au-delà d’une lecture rigoureuse du droit, l’admission d’une telle pratique s’avèrerait parfaitement inopportune pour plusieurs autres raisons.

En premier lieu, l’admission de recours en cascade favoriserait immanquablement les recours dilatoires. En effet, rien n’empêcherait alors les plaideurs de diviser leurs conclusions en autant de moyens que les options de compétence territoriale (à supposer qu’elles existent) le leur permettent et ce, dans l’unique but de s’aménager un nombre conséquent de for et de multiplier ainsi leurs chances de succès.

Ces stratégies dilatoires s’avèrent d’autant plus néfastes dans le cadre de l’attribution de marchés publics souvent sujets à une féroce concurrence et dans laquelle des sociétés, fortes de leur puissance économique et parfois même de leur situation de quasi monopole, pourraient chercher à décourager le concurrent entrant qui a remporté le marché.

Le préjudice économique qui résulte de ces recours « en cascade» pouvant être important, il est essentiel de dissuader une telle pratique. Or les demandes de dommages-intérêts sont rejetées (y compris par un moyen soulevé d’office) par le juge des référés précontractuel, qui estime qu’une telle demande n’entre pas dans son office. Pourtant, dans la mesure où les dispositions de l’article L. 551-1 du code de justice administrative n’empêchent pas la condamnation de la partie perdante sur le fondement de l’article L. 761-1 du CJA, l’on ne voit pas pourquoi cette même partie ne pourrait pas être condamnée à réparer le préjudice résultant d’une citation abusive. Ce rejet systématique est d’autant plus fâcheux que le Conseil d’Etat a jugé (CE n° 283141, Conseil départemental de l’ordre des chirurgiens-dentistes de Paris, 6 juin 2008) que les conclusions à fin de dommages-intérêts pour citation abusive ne pouvaient être présentées qu’à titre reconventionnel dans l’instance ouverte par l’action principale, dont elles ne sont pas détachables. L’attributaire d’un marché public est donc privé de la possibilité de demander réparation du préjudice résultant d’un référé précontractuel intenté de manière abusive.

L’office du juge judiciaire du référé précontractuel étant similaire, la solution devrait être la même. Néanmoins, les dispositions très générales de l’article 32-1 du code de procédure civile, qui ne connaît pas d’équivalent en droit administratif, et une jurisprudence très extensive en la matière , permettent de penser qu’il pourrait être possible, devant le juge judiciaire, de demander l’attribution de tels dommages-intérêts. Or, ces derniers, cumulés à la possible condamnation à une amende civile, exerceraient un effet dissuasif sur le recours à des manœuvres déloyales.

Par ailleurs, l’admission des recours « en cascade » est en contradiction avec l’esprit du référé précontractuel, qui est pensé comme une procédure rapide, sans second degré de juridiction. Cette procédure, qui a un effet suspensif sur la signature du contrat, vise en effet, d’une part, à trouver un équilibre entre la nécessaire célérité de la conclusion du marché public, et d’autre part, à protéger le droit des candidats de remettre en question la bonne application des principes cardinaux qui régissent les marchés publics.

A la question de l’équilibre délicat à trouver entre le droit au recours d’un candidat et l’efficacité de la commande publique s’ajoute celle de l’harmonisation nécessaire du traitement des recours entre le juge administratif et le juge judiciaire. Gageons que le contentieux de la commande publique puisse constituer un terrain d’échanges constructifs entre les deux juges, pour l’intérêt tant des acheteurs publics que des candidats.


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