Une justice du toner à Bobigny !
Justice au singulier - philippe.bilger, 8/02/2014
On n'est plus dans le dysfonctionnement mais carrément dans le ridicule.
C'est encore une fois la famille d'une victime qui en subit les conséquences.
Un mis en examen pour homicide volontaire remis en liberté parce que, le fax n'ayant plus d'encre à Bobigny, le délai de vingt jours prévu pour statuer sur une demande de mise en liberté transmise de la prison a été dépassé (Le Parisien).
La Cour de cassation n'a pas admis l'argumentation de la première Chambre de l'instruction qui avait considéré qu'il y avait là "un obstacle insurmontable" de nature à justifier ce dépassement.
La seconde, saisie après cassation, a obtempéré et l'état de droit, respecté dans son absurdité pointilliste plus qu'avec un pragmatisme de bon sens, a déchiré encore davantage une famille déjà très éprouvée même s'il convient de souligner que le mis en cause contestait avoir tué un disc jockey, crime pour lequel il était détenu depuis 37 mois.
C'est devenu une triste banalité que de dénoncer l'état déplorable et parfois la misère de certaines juridictions. La garde des Sceaux, qui a bien sûr nommé une commission - pour ne pas changer ses habitudes - sur ce grave incident avait, sur le tard, fait débloquer 700 millions d'euros pour remédier aux dégradations et manques les plus criants. A l'évidence, il aurait convenu, plutôt que de fantasmer solennellement sur le futur, d'empoigner avec plus de réalisme le présent.
Le parquet de Bobigny, pour se défendre, a invoqué un "problème technique" qui a rendu le fax indisponible durant trois semaines. Le procureur lui-même précise qu'il s'agit "de la rupture de stock des toners du fait de l'absence de contrat de maintenance du fax compte tenu de son ancienneté".
Quand il y a plusieurs années j'étais revenu au tribunal de Bobigny pour une affaire criminelle aux assises, j'avais été surpris - et je l'avais écrit - par l'état de délitement presque fatal des lieux. Comme si on laissait aller, que rien n'était réparé et qu'on comptait sur un miracle pour que cela continue à fonctionner. Toutes proportions gardées, c'est un sentiment comparable à celui que j'ai parfois éprouvé en Afrique noire.
Pour avoir connu à Paris ce mélange détonant, je devine qu'à Bobigny, comme peut-être dans d'autres Palais de justice, il y a eu le télescopage d'une bureaucratie à la fois lourde et lente et d'une incurie, d'une négligence dans tel ou tel comportement professionnel. Il faut arrêter de penser que ces couacs ne révèlent qu'une faillite matérielle, ils mettent en lumière aussi que tous les agents, fonctionnaires et magistrats ne sont pas à la hauteur de leurs tâches pour l'organisation et le bon fonctionnement de ce service public capital qu'est la Justice. Que certains se moquent de l'efficacité et donc des incommodités du quotidien de sorte qu'un jour ou l'autre - parce que ce n'est pas moi, c'est l'autre ! - la machine dérape.
Tant que ne seront pas nommées à la tête des tribunaux et des cours d'appel des personnalités inspirées autant par l'esprit d'entreprise, la préoccupation de répondre le mieux et le plus vite possible aux attentes des citoyens que par le savoir juridique, nous risquerons de voir apparaître d'autres mésaventures de ce type.
Ce qui me navre, je le répète, est la double peine ainsi infligée aux victimes ou à leur famille.
Les avocats de la défense se frottent les mains, glosent sur l'état de droit magnifique qui permet, ainsi appliquée dans sa lettre, de renvoyer à l'air libre des personnes qu'il n'aurait pas été choquant de maintenir en détention.
Où est la grandeur de la Justice ?