Lawrence Lessig, les dérives du web et la « mort des éditeurs »
– S.I.Lex – - calimaq, 5/05/2017
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S’il y a une personne qui a compté dans mon cheminement intellectuel, c’est bien le juriste américain Lawrence Lessig. Je me souviens encore de l’avoir découvert à travers ses incroyables conférences TED, puis la lecture d’ouvrages marquants comme L’Avenir des Idées, Remix ou Code Is Law. Initiateur du projet Creative Commons, défenseur infatigable du domaine public et de la Culture libre, plus récemment engagé dans la réforme du système politique aux Etats-Unis et même candidat malheureux à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle, Lessig figure incontestablement parmi les grands penseurs de notre temps. Du coup, je ne croyais pas un jour me retrouver en opposition radicale avec lui, mais c’est pourtant ce qui m’arrive, après avoir lu cette interview donnée, il y a quelques jours, au magazine Télérama.
Il faut savoir que Lawrence Lessig est récemment passé par Paris, à l’occasion de la sortie du livre « Celui qui pourrait changer le monde« , traduction en français publiée par les éditions B42 d’une compilation de textes écrits par l’activiste Aaron Swartz, tirés notamment de son blog.
Ils étaient tous les deux très proches et il y a quelque chose qui a irrémédiablement changé chez Lessig depuis le suicide d’Aaron, survenu il y a quatre ans. On sent chez lui une inquiétude croissante à propos du sort de la démocratie, renforcée encore depuis que Donald Trump a été élu aux Etats-Unis. Dans l’interview donnée à Télérama, il se montre notamment soucieux de l’impact des fake news sur le débat public, ce qui l’amène à faire la déclaration suivante :
Je pense que notre communauté dans son ensemble a fait l’erreur de considérer comme acquises des approches qui ont pourtant été brutalement remises en cause. Un exemple majeur : nous pensions tous que le rôle d’éditeur de contenus était un acquis ; derrière chaque publication, il y avait un éditeur, un titre de presse, une institution reconnue se portant caution. Je ne parle pas là de « censeur », mais bien d’éditeur : quelqu’un qui amène de la vérification, de la véracité. Eh bien nous nous sommes trompés ! Le monde entier peut publier sans éditeur. Donald Trump publie en direct, en permanence. Alors que, dans ce monde avec éditeurs qui nous semblait une évidence et un acquis, cela n’aurait pas été possible : Trump n’aurait pas été possible ! D’une certaine façon, Internet – l’outil en lui-même – a tué les éditeurs. Et nous allons tous devoir résoudre cet immense problème qui a un impact très lourd sur la démocratie.
J’avoue avoir bondi en lisant ces lignes : Lawrence Lessig accusant Internet d’avoir « tué les éditeurs », regrettant qu’il donne à tout un chacun la possibilité de publier directement en ligne et présentant cette faculté comme un problème pour la démocratie ? Ce sont des propos qui détonnent fortement par rapport au message que Lessig délivrait jusqu’à présent, lui qui fut au contraire un des premiers à décrire et à théoriser la révolution culturelle que représente la mise en réseau des individus. Et plus triste encore, il me semble que ce qu’il exprime ici contredit tout le parcours d’Aaron Swartz – l’enfant d’internet (Internet Own’s Boy) – qui s’est précisément construit en tant que personne grâce à cette faculté de publication directe offerte par Internet.
Je voudrais dans la suite de ce billet essayer de démêler le malaise que je ressens à voir quelqu’un comme Lessig tenir ce genre de propos et critiquer cet appel à un « retour des éditeurs » comme moyen de conjurer les dérives qui frappent Internet aujourd’hui.
Read / Write Culture versus Fake News
Dans une de ses conférences les plus célèbres donnée en 2007 (Laws That Choke Creativity), Lessig introduit le concept de Read/Write Culture, qu’il développera plus tard dans son ouvrage Remix et qu’il oppose à la Read Only Culture (voir l’article Wikipedia consacré à Remix – je traduis l’extrait suivant en français) :
Lessig décrit deux cultures: la culture en lecture seule (Read Only – RO) et la culture en lecture / écriture (Read Write – RW). La culture RO est la culture que nous consommons plus ou moins passivement. L’information ou le produit nous est fourni par une source «professionnelle», l’industrie du contenu, qui exerce une forme d’autorité. Le modèle de production et de distribution de la culture RO était intrinsèquement lié aux technologies analogiques, qui ont cantonné les individus récepteurs à un rôle de consommateurs passifs.
[…]
Par opposition à la culture RO, la culture en lecture / écriture se caractérise par une relation réciproque entre le producteur et le consommateur. Prendre des œuvres, telles que des chansons, et se les approprier est une manifestation de cette culture RW, qui a longtemps été assimilée à la culture «populaire» avant l’avènement des technologies de reproduction. […]
Lessig explique que les technologies numériques fournissent de nouveaux outils pour relancer la culture RW et la démocratisation de la production. Il prend l’exemple des blogs pour expliquer les trois « couches » de cette démocratisation culturelle. Les blogs ont redéfini notre relation avec l’industrie du contenu, car ils ont permis l’accès à des contenus non professionnels. La fonctionnalité « commentaires » qui est rapidement apparue sur les blogs a fourni un espace où les lecteurs pouvaient dialoguer avec les contributeurs amateurs. Le «taggage» des blogs par les utilisateurs a produit une seconde couche, nécessaire pour que les utilisateurs puissent filtrer les masses de contenus en fonction de leurs centres d’intérêts. Une troisième couche s’est formée avec les bots qui analysent les liens entre les différents sites et, par conséquent, organisent une base de données de préférences. Ces trois couches travaillant de concert ont établi un «écosystème de réputation» qui a servi à guider les utilisateurs à travers la blogosphère. Lessig utilise ce modèle des blogs pour aboutir à une conclusion plus générale – bien qu’il n’y ait aucun doute que la masse des publications en ligne opérées par des amateurs ne peut pas concurrencer la validité des sources professionnelles, la démocratisation de la culture RW numérique et l’écosystème de la réputation ont fourni un espace où de nombreuses voix talentueuses ont pu se faire entendre, ce qui n’était pas possible dans le modèle Read Only pré-numérique.
On le voit, Lawrence Lessig célébrait en 2007 la capacité offerte par Internet aux individus de s’arracher à leur condition de consommateurs passifs pour devenir des créateurs de contenus. A l’inverse, la Read Only Culture est typiquement une « culture éditée » qui fait intervenir des intermédiaires jouant un rôle de tri préalable. Au-delà de l’exemple des blogs, Wikipedia constitue un exemple éclatant de ce passage à une culture en lecture/écriture, où chacun peut intervenir sur les pages d’une encyclopédie globale qui se développe sur un mode communautaire, sans filtre a priori et sans intervention d’une autorité centralisatrice.
Or pour reprendre la question des fake news, on a pu constater au moment de l’élection américaine qu’un espace de publication comme Wikipédia résistait globalement mieux à la propagation des fausses informations que les réseaux sociaux (Facebook, Twitter) ou les plateformes comme YouTube. C’est que depuis 15 ans, la communauté des Wikipédiens s’est dotée de règles, concernant notamment la fiabilité de l’information et le renseignement des sources, qui protègent l’encyclopédie comme un Commun informationnel. Au contraire comme l’explique très bien par exemple Evgeny Morozov, c’est la manière dont des acteurs comme Google ou Facebook instrumentalisent les mécanismes de l’économie de l’attention pour faire tourner leurs modèles économiques basés sur la publicité qui démultiplie l’effet néfaste des fake news (« L’économie gouvernée par la publicité en ligne a produit sa propre théorie de la vérité : la vérité, c’est ce qui attire le plus de paires d’yeux »).
Du coup, on peut dire que Lessig se trompe lourdement dans son analyse de la situation : ce n’est pas parce que des sites comme des blogs ou Wikipédia permettent aux individus de publier des contenus sans filtre éditorial que le phénomène des fake news est devenu si problématique. C’est au contraire parce que l’on s’est éloigné du modèle de la blogosphère (des sites individuels liés entre eux) pour aller vers celui des grandes plateformes centralisées. L’effet des algorithmes de recommandation qui enferment les individus dans une « bulle de filtre » les renvoyant sans cesse à des opinions semblables démultiplie la sclérose informationnelle et donne un impact sans précédent aux fausses nouvelles. Ce n’est donc pas par la réinstallation d’éditeurs comme gate keepers du système que l’on parviendra à trouver une solution, mais au contraire par un retour à des formes décentralisées de publication. D’ailleurs, les rumeurs ou fausses nouvelles peuvent être délibérément produites ou alimentées par des acteurs qui sont des éditeurs au sens classique du terme, comme on l’a vu avec le rôle trouble joué par le site Breibart pendant la campagne américaine.
Aaron Swartz et les martyrs du filtre éditorial
Je ne partage donc ni le diagnostic de Lawrence Lessig, ni le remède qu’il propose. Mais ce qui m’a le plus choqué, c’est qu’il puisse tenir de tels propos sur la « mort des éditeurs », alors qu’il venait en France à l’occasion de la publication de ce livre d’écrits d’Aaron Swartz tirés principalement de son blog, c’est-à-dire advenus sans passer par les circuits de l’édition !
Certes Aaron Swartz n’a pas écrit au cours de sa vie seulement sur son blog (intitulé significativement Raw Though – « Pensées Brutes ») . Il a collaboré à des ouvrages collectifs et publié de nombreux articles dans des revues, ainsi que des tribunes dans la presse. Mais l’essentiel de sa pensée, il l’a forgée et exprimée directement en ligne sur son site personnel, dans des centaines de billets publiés au fil des années. Disons-le même clairement : étant donné qu’Aaron Swartz était très précoce et anti-conformiste, il n’aurait sans doute jamais pu devenir une telle figure et avoir l’influence qu’il a eue s’il avait dû passer par le filtre de l’édition classique pour se faire connaître. Aaron Swartz est un pur produit de la Read / Write Culture, une de ces « voix talentueuses » dont parlait Lessig en 2007 qui a pu se faire entendre grâce au web, et l’exact l’opposé de ce qu’engendre une culture « autorisée » en Read Only.
Or il faut bien comprendre que la validation de la qualité n’est pas la fonction première du système éditorial, loin de là. La véritable « fonction sociale » de l’édition est d’organiser et de maintenir artificiellement une rareté d’auteurs au sein de la société. Pendant longtemps historiquement, le nombre de personnes pouvant prétendre à devenir auteurs est resté relativement limité, ce qui fait que le rôle de filtre joué par l’édition pouvait apparaître légitime. C’était d’autant plus vrai dans un environnement analogique où les coûts liés à la diffusion des idées sur des supports physiques imposaient une sélection drastique en amont. Mais avec l’avènement d’internet et la démocratisation des moyens de publication, les choses ont radicalement changé : comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, nous sommes passés d’une société ouvrière à une « société oeuvrière« , qui se caractérise par une abondance d’auteurs en son sein. Dès lors, le maintien du filtre éditorial non seulement ne se justifie plus, étant donné la baisse des coûts liés à la dématérialisation, mais devient même violemment illégitime, car contrairement à ce que dit Lessig, il constitue nécessairement une forme de censure et un système de contrôle social.
Aaron Swartz est l’exemple même de la figure d’un auteur qui a pu se construire par lui-même et arriver à toucher un public indépendamment du filtre éditorial. Il me semble que l’on peut utilement rapprocher son histoire de celle d’un autre auteur ayant connu un destin tragique : John Kennedy Toole, l’auteur du roman La Conjuration des Imbéciles. Comme Aaron Swartz, Toole s’est suicidé très jeune, (à l’âge de 31 ans en 1961). Il a accompli ce geste par dépit parce que son roman, qu’il considérait comme un chef d’oeuvre, avait été systématiquement refusé par tous les éditeurs à qui il l’avait proposé. C’est sa mère qui, pour venger la mort de son fils, a démarché à nouveau des éditeurs après son suicide et, après avoir essuyé sept refus supplémentaires, a réussi enfin à le faire accepter. On connait la suite : La Conjuration des Imbéciles a connu un succès énorme auprès du public, avec plus de 1,5 millions d’exemplaires vendus ; le livre a reçu en 1981 le prestigieux prix Pullitzer et il est considéré aujourd’hui comme un classique de la littérature américaine.
John Kennedy Toole est quelque part la figure inversée d’Aaron Swartz : un auteur talentueux éliminé – moralement, socialement et physiquement – par le système éditorial qui l’a sacrifié sur l’autel du maintien de la rareté des auteurs. Aaron Swartz a eu la chance de ne pas connaître ce couperet a priori et de pouvoir exister comme auteur à travers son blog indépendamment des circuits éditoriaux. Mais quelque part, Aaron a été lui aussi victime de l’édition, car rappelons que c’est pour avoir téléchargé des masses d’articles scientifiques à partir d’un accès à la base JSTOR du MIT qu’il a été férocement poursuivi par la justice américaine. Ce qu’il combattait, c’est une autre forme de rareté artificielle et illégitime : celle entretenue sur l’accès aux articles scientifiques par de grands groupes d’édition, alors que la diffusion de la science pourrait parfaitement se faire en Libre Accès sur Internet. C’est précisément ce qu’il dénonçait dans son Open Access Guerilla Manifesto publié en 2008, qui constitue peut-être son texte le plus célèbre :
L’information, c’est le pouvoir. Mais comme pour tout pouvoir, il y a ceux qui veulent le garder pour eux. Le patrimoine culturel et scientifique mondial, publié depuis plusieurs siècles dans les livres et les revues, est de plus en plus souvent numérisé puis verrouillé par une poignée d’entreprises privées. Vous voulez lire les articles présentant les plus célèbres résultats scientifiques ? Il vous faudra payer de grosses sommes à des éditeurs comme Reed Elsevier.
[…]
Nous avons besoin de récolter l’information où qu’elle soit stockée, d’en faire des copies et de la partager avec le monde. Nous devons nous emparer du domaine public et l’ajouter aux archives. Nous devons acheter des bases de données secrètes et les mettre sur le Web. Nous devons télécharger des revues scientifiques et les poster sur des réseaux de partage de fichiers. Nous devons mener le combat de la guérilla pour le libre accès.
Voilà pourquoi je trouve extrêmement difficile d’entendre Lawrence Lessig déplorer la « mort des éditeurs », alors que d’une certaine manière, c’est indirectement le système éditorial qui a causé la perte d’Aaron Swartz, tout comme il a auparavant précipité John Kennedy Toole vers la mort.
Editer les écrits d’Aaron Swartz : un bien ou un mal ?
Comme je l’ai dit au début de ce billet, Lawrence Lessig était à Paris pour la parution de l’ouvrage « Celui qui pourrait sauver le monde », une compilation d’écrits d’Aaron Swartz, tirés notamment de son blog, augmenté par des témoignages et des présentations signées par plusieurs personnes l’ayant côtoyé (parmi lesquelles figure Lessig lui-même qui signe l’introduction).
Le livre en français, réalisé par les éditions B42, est la traduction de l’ouvrage The Boy Who Could Change The World : The Writings of Aaron Swartz, publié chez l’éditeur américain Verso Books. Or la sortie de ce livre s’est accompagnée aux Etats-Unis d’une polémique sur laquelle il est intéressant de revenir. En effet, alors qu’Aaron avait choisi de placer les écrits diffusés sur son blog sous licence Creative Commons, le livre de Verso Book est paru sous copyright classique. Pire encore, les versions numériques ont été diffusées avec des DRM (verrous numériques empêchant la copie), ce qui n’a pas manqué de faire grincer des dents. Car comment concevoir que les écrits de l’auteur de l’Open Access Guerilla Manifesto soient cadenassés par des DRM, ce qui oblige ceux qui veulent les partager à enfreindre la loi ? Par ailleurs, Verso Books a commis la maladresse de faire une opération promotionnelle en mars 2016, au moment de l’anniversaire de la mort d’Aaron, en permettant le libre téléchargement du fichier, mais un jour seulement et en l’annonçant avec un billet intitulé « Psst! Downloading Isn’t Stealing [for today]« . Sachant que la procureure qui s’est acharnée sur Aaron Swartz lui reprochait justement d’avoir commis un « vol » des articles de la base JSTOR, on mesure l’épouvantable cynisme dont a fait preuve Verso Books…
Mais comment a-t-on pu en arriver là, alors que les billets d’Aaron étaient à l’origine sous Creative Commons ? Cela tient au fait qu’il avait choisi de placer son site sous Creative Commons CC-BY-NC-SA (Paternité – Pas d’usage commercial – Partage à l’identique). Verso Books ne pouvait donc pas librement reprendre les billets sur le site pour réaliser son livre. L’éditeur a dû se rapprocher de la famille d’Aaron – titulaire des droits d’auteur sur ses écrits après son décès – pour leur demander de lever la clause Non-Commercial. Or à l’occasion de cette négociation, on peut penser que la famille a accordé à l’éditeur non seulement une autorisation, mais aussi une cession exclusive des droits pour l’usage commercial (grave erreur…). C’est ce qui a permis à Verso Books de rebasculer les écrits sous copyright et même de les diffuser avec des DRM. Pour le coup, une licence CC-BY-SA aurait sans doute été bien plus protectrice de l’intention initiale d’Aaron Swartz, car elle aurait obligé l’éditeur à placer le livre sous la même licence et lui aurait interdit de surcroît d’utiliser des DRM.
Tout ceci a fait que j’ai vu arriver le projet de traduction du livre en français avec une certaine méfiance, redoutant que les mêmes dérives de reproduisent… Néanmoins, il semblerait que les éditions B42 aient décidé de se montrer plus consciencieuses que Verso Books. Lors de la soirée de lancement de l’ouvrage à Paris, la question a été posée par quelqu’un dans la salle de savoir comment seraient diffusées les traductions. B42 a répondu qu’ils avaient négocié les droits, avec l’éditeur américain et les traducteurs, de manière à être en mesure de diffuser les traductions en accès libre en ligne et sous Creative Commons, au moins pour les textes correspondants à des billets du blog d’Aaron Swartz . Seuls les textes supplémentaires, commandés à d’autres auteurs par Verso Books ne pourront pas être mis en ligne, car l’éditeur américain peut faire valoir dessus son droit exclusif. Il faut vraiment saluer cette démarche de B42, car rien juridiquement ne leur imposait de publier les traductions sous Creative Commons, dans la mesure où elles constituent de nouvelles oeuvres à part entière et la clause de Partage à l’identique (SA) ne se déclenche ici pas, puisque c’est le livre américain sous copyright que B42 a traduit.
L’édition des écrits d’Aaron Swartz constitue donc une entreprise ambiguë. Certes en soi, il est bon que ses billets de blog fassent l’objet d’une publication sous forme de livre, car cela permettra à beaucoup de monde de connaître son histoire et de découvrir sa pensée. Mais d’un autre côté, les conditions de diffusion du livre de Verso Books trahissent profondément les idées d’Aaron Swartz et l’édition me paraît constituer alors davantage une profanation qu’autre chose. Heureusement que B42 « rachète » la démarche par son geste de publication en ligne des traductions en français, mais je trouve cette histoire symptomatique des problèmes que tout acte d’édition porte fondamentalement en lui.
Une certaine édition doit mourir
Contrairement à ce qu’avance Lawrence Lessig, je ne pense pas que nous avons besoin d’un « retour des éditeurs » pour sauver Internet des périls qui le menacent. Je ne pense pas par exemple que l’on doive pleurer la mort de certains éditeurs d’encyclopédies comme Britannica, provoquée par le succès de Wikipédia, car nous avons infiniment gagné au change. Et je ne pleurerai pas non plus si les formes les plus prédatrices de l’édition scientifique finissent par disparaître du fait des progrès de l’Open Access, comme le souhaitait Aaron Swartz.
Ce qu’Internet nous a apporté de plus précieux, c’est sans doute la capacité offerte à des individus de se construire par eux-mêmes un statut d’auteurs, sans avoir à rechercher l’adoubement des éditeurs. Aaron Swartz a été dans cette situation, mais on peut aussi citer quelqu’un comme Cory Doctorow par exemple, qui a suivi une trajectoire assez semblable. C’est son blog BoingBoing qui lui a ouvert les portes de la reconnaissance, et il a pu sur cette base publier ensuite des romans chez des éditeurs, tout en veillant à ce que ceux-ci restent librement accessibles en ligne et sous Creative Commons, parallèlement à la diffusion imprimée.
Chez nous aussi, on commence à voir de tels processus se mettre en place. C’est par exemple ce qui arrive en ce moment à l’auteur de BD David Revoy, créateur de la série Pepper and Carrot, née d’abord sous la forme d’un webcomic sous licence libre. Le projet a su trouver son public en ligne et aujourd’hui, il est publié chez Glénat en version imprimée. Dans mon entourage, Olivier Ertzscheid, chercheur en sciences de l’information et auteur depuis des années du blog Affordance, publie de son côté en ce moment « L’appétit des géants », une compilation de ses billets de blog chez C&F; Editions. Mais il a explicitement annoncé qu’il ne publierait plus d’articles dans des revues scientifiques, car il considère comme profondément illégitime ce système de filtrage éditorial, y compris pour l’activité scientifique :
La vraie raison c’est que notre putain de métier n’est pas d’écrire des articles scientifiques et de remplir des dossiers de demande de subvention qui nous seront refusés plus de 3 fois sur 4 (chiffres officiels de l’AERES). Notre putain de métier c’est d’enseigner, de produire des connaissances scientifiques permettant de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons ET DE PARTAGER CES PUTAINS DE CONNAISSANCES AVEC LES GENS. Pas JUSTE avec nos gentils étudiants ou JUSTE avec nos charmants collègues, AVEC LES GENS. Notre putain de métier ce n’est pas d’attendre deux putains d’années que d’improbables pairs qui auraient par ailleurs bien mieux à faire – de la recherche ou des cours – aient bien constaté que nous n’écrivions pas n’importe quoi pour nous donner, au bout de deux ans, la permission de voir nos écrits diffusés avec un niveau de confidentialité qui rendrait jaloux les banques suisses et avec un coût d’accès qui … rendrait aussi jaloux les banques suisses.
Des synergies peuvent néanmoins se nouer entre une Read/Write Culture et le monde éditorial : lorsque des auteurs et des oeuvres naissent d’abord libres sur Internet pour ensuite être publiés afin d’en élargir le public. Voilà comment socialement, on peut concilier l’abondance des auteurs – qu’il faut appeler de nos voeux comme un bienfait – avec une diffusion par les circuits éditoriaux qui restera toujours marquée par le sceau de la rareté.
Pour le reste, contrairement à ce que dit Lawrence Lessig, l’édition peut bien aller mourir. Ce n’est pas elle qui arrêtera les fake news et la culture ne s’en portera que mieux…
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