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Si Edouard Philippe faisait de la France ...

Justice au Singulier - philippe.bilger, 15/05/2018

Qu'Edouard Philippe, pour lui, se dise : "Je suis là pour faire du Macron, pas du Juppé", pourquoi pas ? Mais pour nous, de grâce, qu'il veuille bien s'enjoindre : "Je suis là pour faire de la France...".

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Le Premier ministre déclare "Je suis là pour faire du Macron, pas du Juppé" (Le Monde).

Vif, alerte, intelligent, brillant, faussement désinvolte, vraiment travailleur, ambitieux juste ce qu'il faut pour ne pas empiéter sur l'omniprésence éclatante du président, réaliste s'arrêtant pile avant le cynisme, fidèle en amitié et Gilles Boyer en sait quelque chose, de droite, du centre, de Juppé puis de Macron, donc à nouveau de droite mais autrement, convaincu mais avec la tolérance qui interdit le dogmatisme, souple malgré sa fermeté rarement affichée, ferme mais entravé en certaines circonstances par sa souplesse, feignant de ne pas se prendre au sérieux ce qui est la meilleure manière pour l'être, Edouard Philippe marche à l'aise dans le champ radicalement dévasté de l'espace démocratique sous l'oeil et le jugement encore satisfaits d'Emmanuel Macron dont pas une seconde il n'avait cru possible ni même concevable la victoire.

On retrouve son aisance intellectuelle et son talent pour l'argumentation - il n'est pas poussé dans ses retranchements de sorte qu'il demeure à l'abri de son ironie et de ses répliques distantes - mais la gravité n'est pas son genre et le tragique, que la France a encore dû affronter dans la soirée du 12 mai, ne parvient jamais à mettre sa parole à la bonne hauteur.

J'éprouve de l'estime pour lui car qui serais-je pour tourner en dérision ou en critiques trop confortables - quand on est dehors, c'est si facile ! - une personnalité qui doit affronter chaque jour la réalité du terrorisme islamiste ou sa menace constante avec la conscience que le risque zéro ne peut pas exister. Sans que cette lucidité existe comme une excuse de l'impuissance et non pas pour favoriser une mobilisation maximale mais avertie.

Il n'empêche que je n'ai guère été sensible à la tonalité de son propos régalien et notamment à ses considérations sur la fiche S.

Il a évidemment raison quand il affirme "Impossible de prévenir tout passage à l'acte partout et à tout moment".

Je le crois - le ministre de l'Intérieur l'avait lui-même à plusieurs reprises souligné - lorsqu'il avance que l'exploitation des fiches S par la police et le renseignement avait permis de "déjouer de nombreux projets terroristes".

Mais que faire, comment se comporter face à l'éprouvante et inéluctable certitude que d'autres se réaliseront et passeront au travers des mailles de nos filets ? Il n'est pas scandaleux alors de chercher avec obstination et invention ce qui pourrait encore renforcer notre arsenal de défense et de protection.

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Avec la double constatation suivante.

Les fiches S aujourd'hui, pour les 4 000 cas les plus dangereux, n'autorisent rien de coercitif et il est acquis que presque tous les terroristes étant passés à l'acte criminel sur notre territoire étaient fichés S, sans donc qu'ait surgi la moindre entrave dans l'accomplissement de leurs desseins mortifères. Le bon sens, face à un tel bilan, suffit pour s'interroger et ne pas camper dans une attitude du "c'est comme ça, il n'y a rien à changer!".

D'autant plus qu'avec l'heureuse intégration des dispositions de l'état d'urgence dans une loi rendue ainsi plus efficiente, notre démocratie est de la sorte allée au bout de ce qu'elle pouvait encore se permettre avec un état de droit adapté aux immenses dangers et la rigueur la plus extrême possible.

Demander au pouvoir de réfléchir sur de nouvelles modalités tout à fait envisageables par les voies administrative ou judiciaire pour les fichés S nationaux et /ou étrangers (les fiches S deviendraient des armes au lieu de demeurer de simples outils) ne revient pas à encourir le reproche du Premier ministre qui ne devrait pas oublier que Nicolas Sarkozy n'a plus vocation à être un repoussoir permanent : "Je me méfie beaucoup de ceux qui pensent qu'un événement justifie une loi".

Il ne s'agit en aucun cas d'élaborer une nouvelle loi mais de faire preuve d'une élémentaire prudence : quand on n'a plus que ce seul moyen d'action, on ne laisse pas en l'état un dispositif imparfait dont le renforcement donnerait à l'Etat une chance de plus, aux Français une sauvegarde de plus. C'est l'unique secteur où une réflexion vraiment pluraliste pourrait apporter des solutions jamais expérimentées. Je ne vois pas ce que cela coûterait de tenter cette approche.

S'abriter derrière quelques avis réservés - comme celui respectable du procureur Molins - ne met pas forcément fin au questionnement et à l'obligation d'aller plus avant.

Cette démarche est-elle radicalement interdite parce qu'elle semblerait valider les exigences des LR et du FN ? Je n'ose soupçonner une telle démagogie qui ferait passer au second plan le destin de la France et le sort des Français.

Plus profondément, derrière l'excessif contentement de soi de ce pouvoir en ce qui concerne sa lutte contre le terrorisme et son refus entêté d'autre chose, il y a l'aveuglement sur la nature du mal qui nous frappe. Qui n'en veut pas seulement à "la liberté" mais à nos vies. Il n'a rien à voir avec la criminalité ordinaire. Il est à part. Il doit appeler un traitement sortant des sentiers battus de la répression. Invoquer l'état de droit classique face à cette monstruosité insaisissable et atypique consiste, en réalité, à la favoriser.

Qu'Edouard Philippe, pour lui, se dise "Je suis là pour faire du Macron, pas du Juppé", pourquoi pas ?

Mais pour nous, de grâce, qu'il veuille bien s'enjoindre : "Je suis là pour faire de la France...".


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