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Autant en emporte la moraline...

Justice au Singulier - philippe.bilger, 10/06/2020

Cette offense grave à la splendide neutralité de l'art engendrera, j'en suis persuadé, d'autres poisons encore. Plus notre politique sera désarmée et notre morale verbale, sans l'ombre d'une effectivité, plus notre moraline sera vigilante et affûtée. On compensera les unes par l'autre.

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Pourquoi faut-il s'étonner ? Pourquoi le processus de la morale dégradé en moraline se serait-il interrompu pour ne pas aboutir, aujourd'hui, à cette absurdité, si j'ose dire exemplaire ?

HBO Max vient de retirer de son catalogue un chef-d'oeuvre du septième art : "Autant en emporte le vent", à cause de ses "préjugés racistes" (L'heure des pros, CNews).

J'ai appris également qu'on avait modifié, dans le film, le "parler" des gens de couleur pour les faire s'exprimer à la mode classique.

Ce n'est pas aujourd'hui que ce délire est né, qui conduit à porter sur les oeuvres d'hier la réprobation actuelle. Cela a commencé par plusieurs petits épisodes souhaitant par exemple retoucher Carmen, réviser Tintin (Tintin au Congo) ou Shakespeare qui dans le Marchand de Venise avait mis des propos antisémites dans la bouche de l'un des personnages.

Il est donc intolérable que l'imaginaire n'ait pas la pesanteur de notre monde.

Il me semble qu'on traite avec beaucoup trop d'indulgence ces phénomènes de "normalisation" artistique, voire d'éradication qui ont été le fait de quelques dictatures et dont Georges Orwell, dans 1984, a donné une terrifiante illustration.

Parce que probablement on feint de croire que seul l'art est concerné et que cette sorte de trésor immatériel révisé, réformé, redressé, n'appellerait pas une indignation à la mesure de cette catastrophe.

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Car, s'il y a une volonté de plus en plus affichée d'éradication artistique, cela tient au fait que l'impuissance politique est à son comble. La morale perd sa superbe allure pour dégouliner en moraline, on s'acharne contre l'art pour débusquer en lui tout ce que notre époque avec son conformisme de coeur et d'esprit répudie, pour y trouver avec une horreur impatiente et anticipée, du racisme, de l'antisémitisme, de la discrimination, parce que nous sommes incapables de lutter effectivement contre ces fléaux trop concrets.

On démolit le verbe d'antan, on le condamne pour son incorrection, on s'obstine à apposer sur lui nos fantasmes de purification langagière parce que malheureusement nous sommes confrontés à une réalité face à laquelle on s'époumone sans le moindre succès.

Faute de dominer le factuel malfaisant, on se contente, comme un scrupuleux et pointilliste greffier, de dénicher dans l'art, même le plus éclatant, même le plus universel, les traces d'une malfaisance qu'on fustige avec la bonne conscience d'esprits, paradoxalement, de moins en moins cultivés et de plus en plus implacables.

Ainsi on brise nos rêves d'enfance, on souille notre mémoire, on nous oblige, croit-on, à reconsidérer nos admirations et à perdre nos illusions. On massacre l'extraordinaire et exemplaire moralité de l'oeuvre d'art, quelle que soit sa nature, pour lui imposer les règles d'une modernité qui trie, discrimine et trahit.

Cette offense grave à la splendide neutralité de l'art engendrera, j'en suis persuadé, d'autres poisons encore. Plus notre politique sera désarmée et notre morale verbale, sans l'ombre d'une effectivité, plus notre moraline sera vigilante et affûtée. On compensera les unes par l'autre.

Je lis sur les réseaux sociaux cette parodie: "Bientôt la région Normandie va demander la censure de Madame Bovary, qui nuit à son image touristique et à son attractivité".

Vous allez rire : avant qu'on me détrompe, j'avais pris cette phrase au sérieux !

Tout est possible aujourd'hui, hélas...


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