Périclès serait allé à ONPC !
Justice au Singulier - philippe.bilger, 2/10/2015
J'assume ce titre incongru qui relie le grand Périclès et son génial historien Thucydide à cette émission du samedi soir qu'on peut juger exécrable mais dont l'influence est certaine si on en juge par les controverses parfois stimulantes qu'elle abrite ou qu'elle suscite.
Récemment j'ai lu une tribune argumentée qui invitait les politiques à ne plus s'y rendre (Figaro Vox).
Je ne partage pas du tout ce point de vue.
Réglons d'abord, une fois pour toutes, le cas des contempteurs aigres et hypocrites de l'audiovisuel, frustrés de n'y être jamais conviés et, par conséquent, de n'avoir jamais à arbitrer entre la présence ou l'abstention. Le mépris est une méthode pour se consoler de ce qu'on ne vous propose pas.
Il est en revanche des refus compréhensibles mais qui ne sauraient être érigés en une règle générale. Quand François Fillon a décidé de participer au Grand Journal en considérant qu'ONPC avait dépassé la frontière de l'acceptable pour une personnalité politique, sa psychologie, sa pudeur et son sens de la tenue rendent cette discrimination limpide. Mais il ne s'agit que de François Fillon.
Il serait désastreux que son exemple soit suivi et qu'il y ait des désertions multiples du champ de bataille. Car l'espace médiatique ne doit pas être abandonné à un seul camp. Celui du divertissement qui sera encore plus promotionnel et vulgaire si on lui laisse la bride sur le cou et si tous ceux capables de troubler cette médiocre congratulation hilare et collective font défaut.
Derrière ce conseil donné aux politiques, il y a l'acceptation de cette idée fausse qui ne cesse de flatter les médias et notamment ces émissions qui se poussent du col : il faut avoir peur d'elles et, mieux encore, les éviter. C'est accorder aux journalistes et aux animateurs une sorte de présomption de supériorité qui, d'emblée, handicape les invités tentés d'y intervenir et d'y répondre. Je n'ai jamais compris comment, avec un courage intellectuel qui est le plus facile du monde et une certaine aptitude au langage, on pouvait s'effrayer de ces joutes médiatiques.
Celles-ci, aujourd'hui, ne doivent pas être récusées en tant que telles mais affrontées. En effet, pour peu qu'on s'abandonne à un rigide puritanisme sur le plan de l'audiovisuel, ce n'est pas seulement ONPC qu'il conviendrait d'abandonner à son habitude de pouffer en permanence mais aussi, par exemple, la matinale de France Inter.
Alain Finkielkraut a accepté d'y venir, pour la promotion d'un livre et courageusement, brillamment, il a tenté de développer une pensée constamment coupée par des acidités, des interjections et des contradictions, notamment de Patrick Cohen qui prétendait savoir mieux que son invité ce qu'avait écrit et voulu dire Charles de Gaulle. On pourrait tirer de cette expérience l'obligation, aussi, de ne plus offrir à cette radio une présence qui l'honore et la dépasse ? Pourtant, il fallait y aller !
Mais il y a sans doute des motivations plus profondes à cette discussion qui revient régulièrement sur "faut-il y aller ou non, en être ou pas"? au sujet de l'audiovisuel. Les émissions contestables sont-elles forcément plus fortes que leur invité principal ou celui-ci peut-il faire valoir ce qu'il vaut, répondre, répliquer, contredire ?
Il est clair que la seconde branche de l'alternative est la bonne. Elle l'était évidemment quand des Zemmour, Naulleau ou Polony vous questionnaient et dans des échanges critiques qui avaient l'élégance de vous laisser exprimer ce que vous aviez à dire, à démontrer et à dénoncer.
Elle l'est même dans des situations dorénavant plus acerbes, plus hostiles, dans des relations moins gratifiantes.
C'est le moment où je veux faire entrer Périclès dans ce billet. Il a déclaré, selon Thucydide cité il y a peu par François Bayrou, qu'entre "être libre ou se reposer, il faut choisir".
Je suis persuadé que la cause essentielle de la réserve, de l'inquiétude qui incitent un certain nombre d'intelligences à demeurer en retrait, dans un isolement splendide ou non, réside dans cette notion qu'on oublie trop souvent parce qu'elle en appelle au corps et à sa lassitude.
Une pensée mécanique, une parole écrite ou apprise par coeur, une approbation sans nerf et confortable laissent frais, en repos.
Alors que la liberté fatigue. Parler à partir de soi seulement est épuisant, à la télévision, à la radio ou dans des conférences. Faire surgir spontanément, sans le recours à mille citations, une réflexion, l'insérer dans un langage maîtrisé, courtois mais créé dans l'instant même où il s'élabore et se profère est un exercice qui fait exister mais exige une énergie que les tièdes et les bureaucrates de l'esprit et du verbe ne parviennent pas à concevoir.
On ne va pas lutter, alors qu'on le devrait, parce qu'on est démobilisé par avance, on anticipe l'inévitable faiblesse. Plutôt que d'être vidé, on se soumet ou on se démet.
Périclès a raison. L'exercice concret de la liberté est aux antipodes du repos qui est l'ennemi de toutes les audaces nécessaires et provocations stimulantes. L'arbitrage, dans la vie, à chaque seconde, vous contraint à décider de votre existence, dans tous les sens du terme, ou à accepter de ne pas insister.
Il serait évidemment allé à ONPC. Et sur France Inter. La politique de présence est bien préférable, tous comptes faits, à l'effacement masqué en sagesse. Il convient de remettre à leur place, qui est noble, mais rien qu'à leur place, ces journalistes et animateurs qui s'imaginent supérieurs à ceux qu'ils ont sollicités, comme le commentaire au texte et le contrôle à l'action. Comme la critique à l'oeuvre. Les vecteurs ne sont pas les créateurs.
Je suis d'autant plus fondé à inciter à une levée en masse de battants et d'esprits vigoureux, de contradicteurs talentueux, de courageux lucides que je plaide seulement pour les autres. Car il est normal, pour ma part, que je paie la rançon de ce que je dis ou écris ou tweete. On ne peut pas en plus demander à ces responsables d'émissions d'être masochistes et de faire entrer un loup, certes modeste, dans une bergerie jusqu'à aujourd'hui bien sûre d'elle.
Mais il n'y a qu'en amour que le salut est dans la fuite, comme Napoléon l'a finement analysé.
Pas dans l'audiovisuel.