Peut-il exister un droit de torturer ?
Paroles de juge - Parolesdejuges, 15/12/2014
A l'occasion de la publication d'un rapport américain sur les pratiques de la CIA (cf. not. ici, ici, ici, ici), le débat a été relancé sur l'utilisation de la torture. Si la plupart des commentateurs se sont déclarés opposés à l'usage de la torture, quelques voix dissidentes ont fait valoir que dans certaines circonstances un tel usage pouvait être admis.
La problématique doit être abordée sous plusieurs angles.
Le débat est d'abord juridique. Mais on devrait en réalité parler d'une absence de débat. En effet le cadre juridique est clair et indiscutable : la torture est interdite en toutes circonstances.
Dans la déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée par les Nations Unies en 1948 (texte ici), il est proclamé que "Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants."
La convention européenne des droits de l'homme (texte intégral ici), entrée en vigueur en 1953, mentionne dans son article 3 et presque dans les mêmes termes que "Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.". Et il a été créé, au niveau européen, un comité de prévention de la torture (texte ici).
Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, entré en vigueur en 1976 (texte ici), prévoit lui aussi dans son article 7 que "Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants."
Par ailleurs, toujours dans le cadre de l'ONU, a été élaborée puis est entrée en vigueur en 1987 une "Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants" (texte intégral ici).
La convention précise d'abord la notion de torture. Il y est écrit :
"Aux fins de la présente Convention, le terme "torture" désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d'un acte qu'elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d'avoir commis, de l'intimider ou de faire pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu'elle soit, lorsqu'une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s'étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles."
Le principe de son exclusion est ensuite énoncé :
"Tout Etat partie prend des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction."
Et il est ensuite ajouté cette précision importante :
"Aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu'elle soit, qu'il s'agisse de l'état de guerre ou de menace de guerre, d'instabilité politique intérieure ou de tout autre état d'exception, ne peut être invoquée pour justifier la torture.L'ordre d'un supérieur ou d'une autorité publique ne peut être invoqué pour justifier la torture."
Cette convention a été adoptée par de très nombreux pays (cf. ici - dont les Etats Unis avec des réserves).
D'un point de vue juridique, la France, en adhérant à toutes ces conventions, a définitivement exclu tout recours à la torture, et en toutes circonstances. Sous l'angle légal, la torture est clairement et définitivement interdite.
Mais cela ne doit pas empêcher d'aller un peu plus loin dans le débat. Car, à supposer la torture autorisée, le temps de la réflexion, apparaissent rapidement des difficultés redoutables.
Le premier débat concerne les circonstances susceptibles de justifier la torture.
Chacun s'accordera sans doute pour considérer que les violences extrêmes qualifiables de tortures ne peuvent être justifiées en toutes circonstances, dans toutes les enquêtes ou investigations, mais qu'elles doivent être légitimées par un évènement lui même de grande importance. Mais où se situe la limite ? Si la torture est admise pour prévenir un attentat, le torturé étant supposé pouvoir donner des informations essentielles, doit-elle aussi être admise dans le cadre de la recherche des auteurs après l'attentat ? Ou pour identifier les membres d'un groupe seulement susceptible de commettre des actions violentes ? Et des actions de quel degré de gravité ?
La torture devrait-elle être permise pour prévenir ou identifier les auteurs d'actes de gravité moyenne, éventuellement d'actes en eux-mêmes moins graves que les actes de torture autorisés ?
Et peut-on imaginer une liste officielle des faits justifiant le recours étatique à la torture ?
A défaut dencadrement réglementaire, cela reviendrait à laisser aux membres des forces de sécurité l'entière liberté d'utiliser la torture comme bon leur semble. Serait-ce aceptable ?
Le deuxième aspect du débat concerne la nature des actes de torture qui seraient autorisés.
La convention de l'ONU mentionne des douleurs ou souffrances aigües. De fait, personne ne considérera qu'il y a torture si une personne en gifle une autre ou lui tord le bras. Il ne s'agit pas de faits suffisamment graves. La torture suppose par définition des actes de violence extrêmement agressifs.
Alors quels actes devraient être autorisés ? Frapper violemment avec des objets, casser un membre, envoyer des décharges électriques, verser de l'acide sur le corps, étouffer, enfermer dans un lieu à dimensions réduites, couper un doigt....?
Ce que l'on constate à l'occasion de ce débat, et c'est sans doute très révélateur, c'est que ceux qui sont en faveur de la torture n'indiquent jamais quelles violences sont selon eux légitimes. La gêne est-elle trop importante ? Est-ce même impossible à concevoir puis à dire ?
Et puis, qui aurait la charge de fixer les limites de la torture acceptable ? Car les actes de violence peuvent atteindre un degré extrême de cruauté, voire entraîner la mort de la personne torturée. Serait-ce celui qui interroge ? Le chef direct ? Le ministre dont dépend le service ? Le président de la République ?
Dans le même ordre d'idées, y aurait-il un manuel officiel de la torture, un enseignement encadré de la torture au personnel des services de sécurité ? Et, là encore, qui en contrôlerait le contenu ? Y aurait-il régulièrement un débat au Parlement ? Des rapports en forme de bilan des tortures pratiquées et de leur résultat ? Ou bien l'usage de la torture serait-il laissé à l'entière discrétion des services utilisateurs, sans contrôle de quiconque, et donc sans limite ?
Un troisième aspect du débat concerne l'incertitude du résultat.
La raison d'être avancée de la torture, c'est la plupart du temps l'obtention d'informations. Mais si dans certains cas la personne torturée connaît l'information recherchée, cela n'est pas forcément toujours le cas. Un service d'enquête peut par exemple soupçonner le membre d'un réseau de savoir quelque chose alors que les autres membres ne lui ont pas transmis cette information. Ceci pour se protéger en cas d'arrestation d'un autre membre du groupe. Certaines organisations sont très cloisonnées dans ce but.
Cela veut dire que, inéluctablement, des personnes sont torturées sans pouvoir donner à celui qui torture l'information qu'il attend, parce qu'elles ne la possèdent pas.
D'où un risque d'augmentation de la durée et de l'intensité des tortures, de la part de celui qui n'admet pas le silence du torturé. quand bien même dans une telle hypothèse elles ne peuvent aboutir à aucun résultat. D'où, inéluctablement, le risque de tortures inutiles.
Par ailleurs, il existe en permanence le risque que le torturé, pour limiter ses souffrances, donne des informations non pertinentes. Ou dise ce que celui qui le torture attend, même si l'information transmise ne correspond pas à la réalité.
Cela a déjà été constaté chez nous en France, et dans des circonstances beaucoup moins graves. On le sait, des personnes gardées à vue ont reconnu des crimes que pourtant elles n'avaient jamais commis (cf. ici). Tout simplement, comme elles l'ont expliqué bien plus tard, pour faire cesser une situation qu'elles estimaient insupportable alors même que aucune violence physique n'avait été exercée sur elles. Alors on peut imaginer ce qu'il en est quand il y a des actes de torture.
Le dernier aspect du débat abordé ici concerne la légitimisation de la violence sous forme de torture.
Autoriser la torture, pour quelque raison que ce soit, c'est poser le principe que la violence extrême sur un être humain est acceptable. Quand un Etat laisse ses forces de sécurité torturer, il exprime clairement l'idée qu'il n'existe aucune barrière infranchissable dans ce domaine, que tout est permis. Quand bien même les violences identiques exercées par l'ennemi combattu sont qualifiées de barbarie.
Autoriser la torture, c'est supprimer du débat la notion d'inviolabilité du corps humain. C'est surtout ouvrir grand la porte à sa banalisation. C'est, de fait, rendre la torture présentable, respectable, ce que par définition elle ne peux pas être.
La torture est à la fois illégale et injustifiable.
Mais permettre le débat autour de la torture, dans une approche favorable, c'est aussi ouvrir la porte à ce qu'il y a de plus malsain, dans un processus que personne ne maîtrise vraiment.
Une démocratie a probablement plus à y perdre qu'à y gagner.