Arche de Zoé, la confusion des (bons) sentiments
Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 6/12/2012
Ils sont toujours passionnants, parfois vertigineux, ces moments où dans une salle d'audience, par le truchement d'écoutes téléphoniques ou d'enregistrements, parviennent les mots bruts, les mots de l'époque saisis au vol avant que la fin de l'histoire ne soit connue et ne colore le jugement que l'on porte sur elle, avant que la machine judiciaire, la mécanique des interrogatoires, la reconstitution mémorielle des témoins ne les reformulent selon les intérêts de chacun.
Ils le sont encore plus lorsque, comme c'est le cas au procès de l'Arche de Zoé, celui qui parle ne s'est pas présenté devant ses juges et n'existe que dans les descriptions des autres. Mercredi 5 décembre, la voix et l'image d'Eric Breteau sont entrées dans le prétoire. Elles ont permis de reconstituer la genèse de cette rocambolesque aventure, qui s'est arrêtée le 27 octobre 2007 à l'aéroport d'Abéché au Tchad par l'arrestation de l'équipe de bénévoles de l'Arche de Zoé au moment où elle s'apprêtait à embarquer 103 enfants à destination de la France.
On est quelques semaines plus tôt, dans les premiers jours de septembre 2007. Le fondateur de l'Arche de Zoé est à Paris pour deux rendez-vous décisifs. Le premier, avec les familles qui se sont déjà portées candidates à l'accueil d'un enfant "orphelin du Darfour" et qui ont accepté de financer l'opération "d'exfiltration" - pour un montant d'un peu plus de 2000 euros chacune. Le second, avec les bénévoles - médecins, infirmières, pompiers, logisticiens - qu'il faut convaincre de partir en urgence au Tchad.
L'homme qui parle apparaît incontestablement convaincu et convaincant, habité par l'opération dans laquelle il s'est lancé. "Ce n'est pas une opération illégale. Nous sommes dans le respect des textes fondamentaux, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, la Convention de Genève de 1951. Personne ne peut contester le bien-fondé de cette opération. Il y a suffisamment d'informations sur le massacre des populations civiles au Darfour. Nous avons pris le plus grand soin de nous entourer de conseils juridiques. Nous avons constitué un collectif d'avocats sur le sujet. Pour être fort dans sa tête, il faut être sûr des ses bases", dit Eric Breteau. Il a reçu, assure-t-il, le soutien officieux "de hauts fonctionnaires et de personnalités" et il a "des contacts à l'Elysée" mais il prévient: "Les gens qui vont nous critiquer sont ceux qui ne font rien depuis des années. On va créer une boule de neige qui va exploser à la tête des pays occidentaux. Il faudra que vous soyez très forts, très convaincus, très solidaires. Nous allons mettre tout le monde devant le fait accompli. La pression médiatique [quand les enfants arriveront en France] sera si importante qu'ils ne pourront rien faire. On s'en fout de ce que pensent les gens. Nous, on agit".
Devant les familles, il justifie son choix d'avoir lancé un appel sur les forums consacrés à l'adoption. Il a voulu, dit-il, s'adresser "à des gens qui sont psychologiquement mûrs, qui ont un agrément, qui sont engagés dans le projet d'accueillir un enfant depuis longtemps. On ne voulait pas d'un choix coup de coeur pour un petit enfant noir du Darfour. On voulait un choix mûrement réfléchi". Le fondateur de l'Arche de Zoé précise toutefois: "On ne s'est pas engagé dans une opération d'adoption. On met en place un réseau d'accueil d'urgence. Ensuite, si les enfants peuvent être adoptés, ce sera tant mieux. Mais nous, que les choses soient claires, on n'est là que pour sauver des enfants".
De la salle, une voix s'élève:
- Comment les enfants seront-ils informés de leur évacuation?
- Ils ne le seront pas.
Personne ne bronche. Eric Breteau poursuit:
- On va de préférence retenir les enfants qui ont un avenir. On va leur faire un test HIV. Les médecins auront la lourde tâche de décider quel enfant va être évacué vers la France et quel enfant va rester. Un enfant qui a un lourd handicap mental, par exemple n'est pas celui qui a le plus d'avenir en France."
Me Céline Lorenzon, prend alors la parole, au nom du fameux "collectif" d'avocats. Elle assure qu'ils sont une dizaine de conseils, spécialisés dans le droit des étrangers, militants à Amnesty international pour certains d'entre eux. Devant les familles, elle insiste: "Je ne suis pas là pour parler d'adoption. Je suis là pour vous parler de la manière dont vous pouvez accueillir légalement les enfants. Il faut que les choses soient claires, insiste-t-elle à son tour. Les lois actuelles ne vous permettent pas d'adopter des enfants du Soudan. Vous êtes là pour être famille d'accueil. Mais à long terme, lorsque les enfants auront acquis la nationalité française, vous pourrez vous présenter comme famille adoptante".
Une salve d'applaudissements conclut leurs interventions. Les familles signent et payent, les volontaires embarquent pour le Tchad.
Retour à l'audience. Les mots d'Eric Breteau tournent dans la tête pendant que les débats se poursuivent. On y trouve la matrice de toute la suite.
La rhétorique de l'urgence qui fermera la porte à l'expression des doutes. "Eric Breteau disait toujours: ‘quand la maison brûle, on sort d'abord la personne et on lui demande son identité après’", racontera l'une des prévenues, Marie-Agnès Peleran à la barre.
La conviction, chevillée au corps, d'avoir raison seul contre tous, qui entretiendra le culte du secret, le goût de la clandestinité et forcera la solidarité entre les membres de l'Arche de Zoé. Sur place, le but final d'exfiltration des enfants sera caché aux chefs de village soudanais chargés d'amener des "orphelins" au camp, au personnel tchadien, "mamas" et cuisinières qui entouraient les enfants recueillis, aux interprètes et bien sûr aux enfants. A tous ceux-là, les bénévoles de l'Arche de Zoé feront croire, jusqu'au dernier moment, que l'objectif de l'association est d'accueillir les enfants au dispensaire pour les soigner et leur donner une éducation scolaire et religieuse. Entre eux, ils usent d'un code: ils ne parlent pas d'enfants "évacuables" mais d'enfants "vaccinables".
L'ambiguïté partiellement entretenue sur l'avenir des enfants au sein des familles accueillantes qui fera s'engouffrer affectivement et financièrement des centaines de couples en désir d'adoption dans le projet et suscitera de leur part une attente immense que les organisateurs ne voudront pas décevoir. A l'audience, tous les témoignages convergent pour raconter leur "tension" et leur "inquiétude" quand ils constatent que le nombre espéré "d'orphelins du Darfour" - plus de trois cents assurait Eric Breteau devant les familles à Paris en septembre - n'est pas au rendez-vous. "Je pense qu'ils se sentaient doublement coupables: coupables de ne pas avoir pu sauver plus d'enfants en allant plus loin au Soudan et coupables par rapport aux familles. Ils se sentaient sans doute doute incapables d'accepter un échec", dira encore Marie-Agnès Peleran.
La suite est connue: sur les 108 "orphelins du Darfour" âgés de un à sept-huit ans qui ont été réveillés aux petites heures du matin du 27 octobre pour embarquer secrètement à bord d'un avion pour la France, une majorité n'étaient pas soudanais mais tchadiens et la plupart d'entre eux n'étaient pas orphelins. La certitude de faire l'utile, le bon et le bien, cette inoxydable armure de bons sentiments, avait résisté à tout et surtout à la réalité.