Derrick, l'idole des vieux, a-t-il été un salaud ?
Justice au singulier - philippe.bilger, 2/05/2013
Horst Tappert a joué l'inspecteur Derrick durant 24 ans et 281 épisodes avec un succès considérable. Il demeurait immuable, inaltérable, fidèle à lui-même, avec une sobriété et une économie de moyens qui, au lieu d'énerver les téléspectateurs d'âge souvent mûr qui raffolaient de ses enquêtes minimalistes, les fascinaient tant cette série policière venait apposer sur le fil angoissant du temps son rassurant immobilisme.
Derrick, qui s'était installé dans la télévision allemande en 1974, a tiré sa révérence en 1998.
Puis Horst Tappert meurt en 2008.
Jusqu'au mois d'avril 2013, son étoile, son souvenir demeurent éclatants puis on apprend qu'il a fait partie de la Waffen-SS à partir de 19 ans, durant la Seconde Guerre mondiale, et qu'il ne l'a jamais révélé (Libération, sous la signature de Nathalie Versieux).
La chaîne de télévision néerlandaise Max a réagi immédiatement et son directeur a déclaré que "nous ne mettrons plus à l'honneur un acteur qui a menti sur son passé".
Né en 1923, Horst Tappert s'est engagé - on ne sait dans quelles conditions - en 1943. La compagnie à laquelle il appartenait comprenait entre 100 et 200 soldats et la Waffen-SS environ 250 000. Son unité était déployée en Ukraine où de "nombreux crimes de guerre" ont été commis. Ni la nature ni l'étendue de ses fonctions n'étaient connues, précise un historien spécialiste des SS, Ian Erik Schulte, qui ajoute que Tappert "avait le grade le plus bas parmi les soldats".
Horst Tappert revient de détention en 1946 et c'est le début d'une carrière sur les planches puis à la télévision.
C'est tout.
Horst Tappert a menti sur deux années de son existence ou plutôt il les a passées sous silence.
Parce qu'il avait conscience d'avoir perpétré de l'irréparable et de l'impardonnable ou seulement parce que légitimement conscient que l'Allemagne d'après-guerre, honteuse, indignée et horrifiée, impitoyable à l'égard de ceux que nulle contrainte ne semblait pouvoir excuser, serait d'une extrême sévérité à son encontre s'il avouait ?
A cause de ce climat, aussi moral et démocratique qu'il puisse apparaître, la sincérité exigée de Tappert n'était pas si facile à mettre en oeuvre. Le confort de la discrétion était évidemment une solution de repli que l'acteur a cultivée durant sa gloire médiatique puis durant les dix ans qui lui restaient à vivre.
Je ne discute pas la validité des condamnations rétrospectives qui s'abattent sur lui parce qu'il s'est tu ou pour son engagement si jeune dans les Waffen-SS ou pour les deux mais je suis frappé de constater qu'en Allemagne surtout mais aussi dans d'autres pays, le mensonge historique semble être le seul qui appelle l'opprobre ou le mépris ou l'ostracisme. Alors que les existences politiques sont pleines de tromperies, que les détours de l'ambition et du pouvoir sont lestés d' une infinité de faussetés ou d'omissions, que dans les procédures judiciaires qui concernent nos plus hauts personnages, l'habileté, les ombres et les contre-vérités sont autorisées.
On me rétorquera que ces mensonges n'ont pas trait à une période atroce mais est-il absolument interdit de tenter d'expliquer pourquoi vraisemblablement Tappert a menti, caché derrière l'aura de Derrick et persuadé que ce bref passé devenait de plus en plus dépassé au point que sans doute il ne lui apparaissait plus comme le sien ?
Mais l'Allemagne - et comme on mesure et apprécie l'acharnement de ce pays à extirper de soi ses racines les plus sombres, qu'elles soient gravissimes ou non, pour pouvoir se camper, tout neuf, face à l'Histoire ! - n'oublie rien ni personne. de ce qui se rapporte au nazisme.
Je ne sais si l'idole des vieux a été un salaud, si Derrick a mal usé de son immense succès. Il aurait pu, dû, évidemment, mais dès qu'on laisse une place infime au mouvement qui parvient si bien à justifier la commodité du silence, on est broyé.
On n'est plus un héros qu'à la télévision.