Procès Orsoni : demi-phrases, sous-entendus et points de suspension
Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 22/05/2015
A la barre de la cour d’assises des Bouches-du-Rhône, qui juge les douze accusés (dont un en cavale) des deux assassinats et de la tentative d’assassinat commis en bande organisée dans la région d’Ajaccio entre janvier et juin 2009, s’avance un premier témoin, puis un second, puis un troisième, puis un énième. Invariablement, comme le veut la procédure de l’audience criminelle, il prête serment de « parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que la vérité », lève la main droite et dit : « Je le jure. » Et dès le début, ça coince. De la haine et de la crainte dans ce dossier de règlements de comptes, il y en a beaucoup. Quant à la vérité, rien que la vérité, elle s’est noyée quelque part dans la Méditerranée.
Pour comprendre les demi-phrases, les sous-entendus et les points de suspension qui jalonnent les dépositions des témoins, la cour et les jurés ont d’abord dû tenter de démêler l’écheveau complexe des liens familiaux, politiques ou amicaux, des rancunes héréditaires et des rancœurs financières, tissé entre les accusés et ceux qu’ils sont soupçonnés d’avoir assassinés.
« La Corse est subtile », avait prévenu le commissaire Frédéric Trannoy, venu présenter à la barre la synthèse de son enquête. Née d’un conflit financier entre Alain Orsoni et les frères Castola, la rupture entre ces deux familles autrefois unies par la politique et les affaires se serait doublée d’une lutte d’influence pour prendre le contrôle de la région ajaccienne. Le projet d’assassinat d’Alain Orsoni, déjoué en août 2008 par les services de police, aurait ouvert la série de règlements de comptes dont son fils Guy Orsoni est soupçonné d’être le principal acteur et qui s’est traduite, six mois plus tard, par la mort de Thierry Castola et d’un de ses proches, Sabri Brahimi, et la tentative d’assassinat de Francis Castola.
"Les stigmates du crime organisé"
Pour le commissaire Trannoy, « ce dossier porte les stigmates du crime organisé : la stricte discipline, l’entraînement, la logistique, l’armement, la capacité de pénétrer l’appareil policier, le respect de la loi du silence, les pressions sur les témoins, les mises en cause systématiques des méthodes de la police et de la justice, les réseaux susceptibles de soutenir une cavale. » La phrase vise principalement Guy Orsoni.
A la veille de l’interpellation de tous les suspects, son père Alain reçoit un message urgent dont l’enquête établira qu’il vient du Gabon. Son interlocuteur, qui s’exprime en corse, demande à Alain Orsoni de l’appeler depuis une autre ligne que celle de son domicile, qu’il présume – à raison – sur écoutes. Alain Orsoni s’exécute et se rend aussitôt chez un voisin, qui est son cousin par alliance, ignorant que cette ligne est elle aussi surveillée. A l’autre bout du fil, la voix lui dit, toujours en corse : « Dis-moi, demain on fait une fête chez toi, il y a ton fils dedans, tout le monde, tous ceux qui sont avec ton fils. Ils m’ont appelé maintenant pour me dire cette affaire, alors je te préviens. »
Le lendemain matin, quand les policiers arrivent dans la maison familiale des Orsoni, au village de Vero, Guy n’y est plus. Sa cavale durera vingt-deux mois. Il sera arrêté en Espagne alors qu’il s’apprêtait à fuir vers le Gabon. Dans une conversation interceptée par les enquêteurs entre Alain et Guy Orsoni, le père annonce au fils qu’un de ses amis du « pays d’en bas » l’a appelé. « Il me dit : “Tu le mets à l’avion, y’a pas de douane, pas de police, y’a rien, ils vont le chercher à l’aéroport, il rentre et puis là-bas, il y a personne qui l’extrade parce que s’il y a une demande d’extradition, on est prévenu avant et on le fait partir et tout.” »
A l’audience, le président Patrick Vogt indique aux jurés que l’homme qui a prévenu Alain Orsoni est le fils de Michel Tomi, un Corse solidement implanté en Afrique et tout particulièrement au Gabon, où il est très proche du pouvoir. La source du précieux renseignement n’est autre que l’un des fils d’Omar Bongo, alors président du Gabon, qui effectue à cette période un stage dans… la gendarmerie nationale française.
Menace de mort, suicide…
L’épisode est à l’image du dossier d’accusation instruit devant la cour d’assises : autant son contexte est chargé, autant les autres éléments de preuves apparaissent fragiles. Les renseignements les plus solides sont anonymes. Les aveux sont rares et leurs auteurs se sont depuis rétractés. Une jeune femme bavarde dont le témoignage était encombrant pour Guy Orsoni a démenti tout ce qu’elle avait déclaré sur procès-verbal après une confrontation dans le bureau du juge d’instruction où elle s’est retrouvée seule, face à Guy Orsoni « et ses cinq avocats », précise l’arrêt de mise en accusation.
Un témoin qui avait trop parlé s’est suicidé. Il s’appelait Michel Roussel. Entendu pendant l’enquête, il avait donné une information qui mettait en péril l’alibi de l’un des accusés, Jean-Baptiste Ottavi, en affirmant qu’il l’avait vu dans un café situé dans le village où Thierry Castola avait été tué alors que celui-ci affirmait qu’il se trouvait à cette heure-là à Ajaccio. Surtout, Michel Roussel avait indiqué que Jean-Baptiste Ottavi lui avait emprunté son téléphone. Confirmé par l’étude de la téléphonie, cet appel de quelques secondes aurait été destiné, selon l’accusation, à permettre à Jean-Baptiste Ottavi de faire « borner » son portable chez lui, à Ajaccio, en accréditant ainsi l’alibi de sa présence loin du lieu de l’assassinat.
Michel Roussel faisait dès lors l’objet d’une double pression. Celle de la police pour qu’il maintienne ses déclarations et celle de Jean-Baptiste Ottavi, venu le menacer de mort au garage où il travaillait, comme l’a indiqué sa mère aux enquêteurs. Cette femme avait précisé : « Mon fils allait très mal. Quand il a appris que Jean-Baptiste Ottavi avait été arrêté, il a été soulagé ». Le 26 mai 2011, Michel Roussel s’est tiré une balle dans la tête.
L’évocation de ce drame à l’audience a donné lieu à une scène étrange au cours de laquelle le propre avocat de Jean-Baptiste Ottavi s’est levé pour expliquer à la cour et aux jurés qu’il avait demandé en vain la sanction des policiers, qu’il rendait responsables de la mort de Michel Roussel. Un peu plus tard, dénonçant les conditions de garde à vue dans lesquelles ont été entendus les témoins qui, à l’époque, ne prévoyaient pas la présence d’un avocat ni la notification de leurs droits, l’un des défenseurs a lancé: « Si c’était aujourd’hui, on vous aurait notifié l’obli… euh, le droit de garder le silence », s’est-il repris.
Ainsi va depuis deux semaines le procès Orsoni où ce qui est dit compte moins que ce qui est tu. Où les onze accusés présents dans le box n’ont face à eux, au banc des parties civiles, qu’une femme, l’ex-épouse d’origine nicaraguayenne de Thierry Castola. Pas un membre de la famille Brahimi ne s’est constitué partie civile. Quant à Francis Castola, victime de la tentative d’assassinat reprochée aux accusés, il avait lancé à Alain Orsoni lors d’une confrontation chez le juge : « Est-ce que tu crois qu’on va régler nos problèmes dans un bureau ? »