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Ce que l’on apprend sur les Communs dans les frigos collectifs…

– S.I.Lex – - calimaq, 25/09/2018

Quels liens y a-t-il entre les Communs et les frigos ? A première vue pas grand chose, mais en donnant depuis plusieurs années des interventions et des formations sur ce thème, j’ai fini par me rendre compte que les réfrigérateurs collectifs constituaient sans doute l’un des meilleurs exemples pour faire comprendre simplement ce que sont … Lire la suite Ce que l’on apprend sur les Communs dans les frigos collectifs…

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Quels liens y a-t-il entre les Communs et les frigos ? A première vue pas grand chose, mais en donnant depuis plusieurs années des interventions et des formations sur ce thème, j’ai fini par me rendre compte que les réfrigérateurs collectifs constituaient sans doute l’un des meilleurs exemples pour faire comprendre simplement ce que sont les Communs. A tel point que j’ai commencé à m’intéresser à ce sujet, qui s’avère beaucoup plus instructif qu’on ne pense pour saisir les dynamiques sociales à l’œuvre dans le partage des ressources…

Redoutable complexité des frigos collectifs où l’espace de stockage est partagé, mais pas forcément les vivres qui sont à l’intérieur. Un véritable révélateur des capacités (et des incapacités…) des groupes à s’auto-organiser.

Dans les interventions que je donne, je présente toujours les apports théoriques de la chercheuse américaine Elinor Ostrom, lauréate en 2009 du prix Nobel d’économie pour ses travaux sur les biens communs. Ostrom est notamment célèbre pour avoir dégagé dans son ouvrage « Governing The Commons / La gouvernance des biens communs » les huit principes de conception (Design Principles) conditionnant l’échec ou le succès de la gestion en commun des CPR (Common-Pool Ressources, i.e. des ressources mises en partage) :

  1. Des limites clairement définies : Les individus ou les ménages qui ont le droit de prélever des unités de ressources dans le CPR doivent être clairement identifiées, tout comme les limites du CPR lui-même.
  2. Adéquation entre les règles d’appropriation et d’approvisionnement et les conditions locales : Les règles limitant l’appropriation des ressources dans le temps, dans l’espace, par la technologie utilisée et/ou la quantité d’unités sont liées aux conditions locales et à des règles d’approvisionnement exigeant du travail, du matériel et/ou de l’argent.
  3. Dispositions relatives aux choix collectifs : La plupart des personnes concernées par les règles opérationnelles peuvent participer à leur modification.
  4. Surveillance : Les surveillants, qui vérifient activement l’état de la ressource et le comportement des appropriateurs, sont responsables devant les appropriateurs ou sont les appropriateurs eux-mêmes.
  5. Sanctions graduées : Les personnes qui enfreignent les règles opérationnelles sont susceptibles de se voir imposer des sanctions progressives (en fonction de la gravité et du contexte de l’infraction) par d’autres personnes, par des agents responsables devant ces personnes, ou les deux.
  6. Mécanismes de résolution des conflits : Les appropriateurs et les agents et ont rapidement accès à des arènes locales pour résoudre à faible coût les conflits entre appropriateurs ou entre les appropriateurs et les agents.
  7. Reconnaissance minimale du droit à s’auto-organiser : Le droit des appropriateurs à mettre en place leurs propres institutions n’est pas remis en cause par les autorités extérieures.
  8. Gouvernance polycentrique (pour les CPR de grande taille) : Les activités d’appropriation, d’approvisionnement, de suivi, d’exécution, de résolution des conflits et de gouvernance sont organisées en plusieurs niveaux imbriqués.
Une ressource partagée, prise en charge par une communauté qui se donne des règles de gouvernance pour en assurer la gestion : une définition (trop ?) simple des Communs.

Elinor Ostrom a reçu le prix Nobel pour avoir montré que lorsque ces huit conditions sont réunies, la gestion des ressources partagées peut échapper à la fameuse « Tragédie des Communs » décrite par Garret Hardin, c’est-à-dire leur disparition par surexploitation alors que la théorie économique classique a longtemps cru qu’il s’agissait d’une sorte de loi universelle des comportements humains.

Dans mes interventions, j’essaie d’expliquer ces éléments, mais si l’on s’en tient à cet énoncé des huit principes d’Ostrom, l’auditoire est généralement confronté à un niveau d’abstraction trop important qui l’empêche de saisir de quoi il retourne exactement. Du coup, j’ai longtemps cherché un exemple – le plus simple et le plus frappant possible – qui permette à tout un chacun de toucher du doigt cette question de la dynamique sociale des Communs. Après plusieurs tentatives, je me suis rendu compte que les réfrigérateurs collectifs constituaient sans doute une des meilleures manières de vulgariser la pensée d’Ostrom.

Tout le monde a déjà été confronté à cette situation où un groupe de personnes – que ce soit en colocation, au travail, dans une association, etc. – doit gérer un frigo mis à la disposition de ses membres pour stocker de la nourriture. En anglais, on dit d’ailleurs communal fridge (frigo commun ou en commun) pour désigner ces objets, notamment dans les entreprises. Or l’expérience nous a tous appris qu’il existe des chances non négligeables pour que ce type de situation tourne à la « Tragédie » avec plusieurs déclinaisons différentes : difficulté à gérer la place dans le frigo, « vol » des victuailles par des membres de la communauté, problèmes liés au nettoyage et à l’entretien de l’appareil, etc.

Attention, ces défaillances ne sont bien entendu pas automatiques et c’est précisément ce que met en évidence Elinor Ostrom avec ses Design Principles : peu importe au fond que les hommes et les femmes soient « bons » ou « mauvais », ce qui compte c’est qu’ils et elles soient placés dans des conditions permettant aux tendances à la coopération de s’exprimer et de l’emporter sur les comportements individualistes (attitude dite du « passager clandestin / free rider » quand l’individu maximise sa satisfaction en faisant peser sur le groupe les conséquences négatives de ses actes).

Toute la question est de savoir qu’est-ce qui fait « bugger » l’intelligence collective d’un groupe pour quelque chose d’aussi simple en apparence que de gérer un frigo à plusieurs et qu’est-ce qui peut faire en sorte au contraire d’éviter la tragédie ?

Tu ne voleras point (dans le frigo collectif)

Une des premières « pathologies » des frigos collectifs, particulièrement dans les espaces de travail, c’est le phénomène du « vol » de nourriture par des collègues. Quand on cherche un peu, on se rend compte qu’il existe une abondante littérature anglo-saxonne consacrée aux « Fridge Thieves » (les voleurs des frigos), problème qui a l’air particulièrement répandu dans les entreprises aux États-Unis (une étude récente montre qu’un salarié sur cinq admet se livrer à ce genre de rapines de temps à autre…). Il existe même un épisode de la série Friends qui raille de ce genre de comportements, dans lequel Ross découvre avec stupéfaction qu’un de ses collègues a fait main basse sur son sandwich confectionné avec les restes de la dinde de Thanksgiving !

On peut rapporter ce problème à la première règle énoncée par Ostrom : pour que la gestion en commun d’une ressource réussisse, il vaut mieux que les frontières de la communauté concernée comme celles de la ressource partagée soient clairement délimitées. Dans le cas d’un frigo collectif dans une entreprise, le périmètre de la communauté ayant un droit d’accès ne pose généralement pas de difficulté. Par contre, l’identification de qui constitue la « ressource » peut clairement prêter à confusion.

En effet, ce qui est partagé dans le cas d’un réfrigérateur collectif, c’est l’espace de stockage fourni par l’appareil, sans nécessairement que toutes les denrées que les individus y entreposent soient ipso facto «communalisées». Or le respect d’une propriété au sein d’un espace commun est loin d’être évident, d’autant plus qu’au sein d’un même frigo les « ressources » peuvent avoir des statuts différents : les sandwiches et les boîtes à lunch apportés par chacun ont vocation à leur rester réservés, mais certains aliments comme des condiments ou des briques de lait peuvent tacitement devenir des réserves communes au sein desquelles chacun a le droit de puiser, sans parler des restes d’un pot de départ ou d’un buffet qui ont naturellement vocation à être partagés par le groupe.

Pour clarifier ce problème de l’identification du statut des ressources, on voit parfois se développer des pratiques d’étiquetage des boîtes marquées avec le nom de leur propriétaire. Chacun peut alors maintenir une revendication de propriété privée, en signifiant implicitement que le contenu du récipient n’est pas une res nullius (un « bien sans maître », pouvant être approprié par le premier qui s’en saisit).

Le marquage des aliments comme tentative de maintenir une revendication de propriété privée au sein d’un espace commun…

Le pouvoir de ces inscriptions est en réalité purement performatif, car rien n’empêche pour autant les collègues d’aller chiper des aliments identifiés. Certaines études en économie expérimentale (car oui, il y a bien des chercheurs qui étudient les frigos collectifs…) ont néanmoins montré que l’étiquetage avait une certaine efficacité, car il permet de rendre « visibles » les personnes qui pourraient être privées des denrées :

La manière dont la rationalité individuelle fonctionne fait que si vous avez envie du repas de quelqu’un d’autre et que la probabilité que vous soyez pris en flagrant délit est très faible, alors vous serez incité à passer à l’acte. Certaines normes sociales peuvent néanmoins vous freiner. Les gens seront probablement plus enclins à manger le repas de quelqu’un d’autre s’ils ne savent pas de qui il s’agit, puisque l’impact négatif du vol n’aura pas de visage. Si les gens identifient qui leur acte peut léser, alors ils sont moins susceptibles de le faire. De la même façon, un vol qui n’a qu’un faible impact sur les autres aura probablement beaucoup plus de chances d’être commis (comme l’utilisation du lait de quelqu’un d’autre, etc.)

Le marquage des aliments serait donc en un sens une façon de faire réapparaître les membres de la communauté derrière les ressources stockées dans le frigo (bien qu’on puisse aussi y percevoir, comme nous le verrons plus loin, le signe d’une pathologie sociale affectant le groupe…).

Le nettoyage, tu partageras (ou pas)

Un autre GROS sujet qui traverse la littérature sur les communal fridges est celui de leur nettoyage et du problème du maintien de l’hygiène dans un espace lorsque ce dernier est utilisé à plusieurs. Ce second problème est presque plus intéressant que celui des « vols », car il renvoie à plusieurs des principes dégagés par Elinor Ostrom. Pour qu’un Commun fonctionne, il faut en effet que la communauté intéressée soit en mesure de définir elle-même des règles de gestion assurant la préservation de la ressource dans le temps. Ostrom dit aussi qu’il peut être nécessaire de subordonner la faculté de prélever des « appropriateurs » à des « règles d’approvisionnement exigeant du travail » destinées à entretenir la ressource en tant que système.

C’est exactement ce qui est en jeu avec le problème du nettoyage des frigos collectifs, qui nécessite que la communauté soit en mesure de « s’auto-organiser » pour poser des règles élémentaires assurant que les tâches d’entretien soient partagées au sein du groupe et que les individus sachent clairement quand ils doivent les effectuer. Cela peut consister en des règles simples comme « Celui qui salit nettoie » ou en des rotations où chacun s’y colle à tour de rôle selon une périodicité déterminée à l’avance.

Une tentative désespérée d’instaurer par l’humour une règle relative au nettoyage d’un frigo collectif sur une base hebdomadaire…

Or si l’on en croit encore une fois les études réalisées sur les frigos collectifs dans les espaces de travail aux États-Unis, force est de constater que très peu de collectifs sont capables de s’organiser pour nettoyer les appareils. Selon une enquête réalisée en 2010, 44% des réfrigérateurs en entreprise étaient nettoyés moins d’une fois par mois et 22% seulement une ou deux fois par an… Dans ces conditions, d’autres études montrent qu’il serait en réalité plus rationnel de stocker les aliments dans les toilettes des entreprises que dans les frigos collectifs, car ces derniers contiennent en général davantage de bactéries ! A tel point que des cas d’empoisonnement sont signalés chaque année aux États-Unis, avec des salariés qui finissent à l’hôpital contaminés par des joyeusetés comme la Listeria, des salmonelles ou le bacille E.Coli…

Le summun de la « Tragédie du Frigo sale » a visiblement été atteint en 2009, lorsqu’un salarié d’ATT en Californie s’est mis en tête de nettoyer le réfrigérateur de son étage, qui n’avait visiblement pas été ouvert depuis TRES longtemps. Après qu’il ait versé du détergent dans l’appareil, il s’en est échappé des vapeurs méphitiques qui ont rendu malades 28 personnes, dont sept ont terminé à l’hôpital, et les pompiers ont dû intervenir avec des masques à gaz pour sécuriser le périmètre ! (NDLR : cette histoire est rapportée par plusieurs journaux américains, dont CNN. On peut donc raisonnablement penser qu’elle est vraie…).

Quand le nettoyage du frigo collectif tourne littéralement à l’exorcisme…

De manière assez intéressante, on lit souvent que ce problème du nettoyage des frigos communs s’accroît dans le temps, à mesure que les premiers volontaires pour réaliser ces tâches baissent les bras face à l’inertie collective. On touche ici du doigt un problème largement décrit par Elinor Ostrom qui est celui des « dilemmes sociaux » (ou pièges sociaux) affectant la coopération. Les individus sont généralement réticents à adopter des comportements coopératifs, parce qu’ils craignent d’être les seuls à assumer les coûts de l’organisation collective tandis que les autres participants se comporteraient en « passagers clandestins », pour en tirer des bénéfices sans contribuer en retour.

Les études en économie comportementale déjà citées ci-dessus montrent que c’est ce qui se passe lorsque les volontaires dans un groupe finissent par renoncer à nettoyer un frigo commun :

Cette situation correspond à ce que l’on appelle un dilemme social, lorsqu’un groupe fonctionnerait mieux si tout le monde effectuait sa part (ici en nettoyant), mais qu’individuellement, les bénéfices du nettoyage sont plus faibles que les coûts. Donc d’un point de vue rationnel, un individu qui ne se soucie que de lui-même ne nettoiera pas, en espérant que les autres le fassent à sa place.

Des personnes peuvent avoir des préférences pour la coopération. Dans ce cas, ceux qui se soucient des conséquences pour le groupe peuvent initialement être heureux de nettoyer. Cependant, une fois que ces individus réalisent que la plupart des autres ne s’engagent pas, leur intérêt pour le bien de la communauté diminue et ils arrêtent à leur tour de nettoyer. Nous disons que la majorité des personnes fonctionnent sur la base de la réciprocité. Elles sont portées à agir pour le bien commun à condition que les autres en fassent autant. Cela signifie qu’un espace partagé restera propre au début, mais une fois que les « gentils » se sont désinvestis, il aura tendance à devenir sale ou désordonné.

Elinor Ostrom parle aussi dans ses écrits de cette question de la réciprocité et de l’importance de la confiance comme condition d’émergence des Communs. Elle mobilise aussi dans ses travaux un outil qui corrobore les règles de l’action collective décrites ci-dessus, à savoir la théorie des jeux répétés. On parle de « jeux » lorsque des acteurs doivent prendre des décisions dans un contexte d’incertitude en « pariant » sur le comportement des autres et sur leurs chances de coopérer ou de trahir (voir la vidéo ci-dessous).

Dans l’hypothèse où un jeu n’est effectué qu’une seule fois, les individus ont généralement tendance à coopérer, mais une fois que les jeux se répètent, des calculs d’utilité interviennent et à mesure que les « trahisons » s’accumulent, la préférence pour la coopération tend à diminuer graduellement dans le groupe.

Les tests montrent que les groupes les plus résilients dans la durée sont ceux où des stratégies « donnant-donnant » s’instaurent, en pratiquant la punition systématique des trahisons, mais aussi le pardon inconditionnel lorsque la coopération réapparaît. Être capable de sanctionner sans entretenir de rancune serait donc un facteur majeur pour la réussite d’un commun.

Et on va voir que c’est précisément ce qui fait défaut dans la majorité des cas pour les frigos collectifs.

Pas de règles, pas de sanctions, pas de Communs…

Elinor Ostrom énonce dans ses points 4 et 5 que le succès dans la gestion des Communs nécessite que le groupe soit capable de mettre en œuvre une surveillance efficace des usages, exercée si possible directement par les membres de la communauté (notion de « contrôle social ») et que des sanctions graduées doivent pouvoir être administrées en cas de manquement aux règles afin de dissuader les attitudes de passagers clandestins.

Dans les cas des frigos communs, c’est bien d’abord cette question de la surveillance qui est difficile à mettre en oeuvre, notamment dans le cadre d’un collectif de travail. On imagine mal mettre en place des « tours de garde » pour veiller à la porte du frigo et il se peut que la salle de « convivialité » ou la cuisine soient suffisamment peu fréquentées pour que la menace d’être surpris en train de chaparder devienne faible. De la même manière pour les vivres qui pourrissent faute d’avoir été jetées, il peut être difficile de désigner un responsable, à défaut d’être en mesure d’identifier des « coupables » de ces négligences.

Cette difficulté à mettre en place une surveillance « sociale » a inspiré la société ADT, spécialisée dans la sécurité, qui commercialise une caméra (vous avez bien lu…) à installer à l’intérieur du frigo pour enregistrer des preuves qu’un méfait a été commis. L’idée paraît délirante, mais l’objet est bien toujours en vente. Autant dire qu’une communauté qui accepte une mesure de contrôle aussi intrusive doit sans doute être considérée comme radicalement incapable de gérer quoi que ce soit comme un Commun, car la machine supplée alors artificiellement à la dynamique collective.

« L’oeil était dans le frigo et il regardait Caïn. » – Les Châtiments, nouvelle version…

La frustration de ne pouvoir attraper les coupables de « vol » génère parfois des comportements vengeurs s’exprimant par le biais de messages laissés sur les frigos collectifs par les victimes. Il existe des masses d’articles recensant les malédictions les plus drôles ou les plus véhémentes collées sur des réfrigérateurs. Ce qui frappe en les lisant, c’est la volonté d’attirer la honte ou la culpabilité sur les malfaiteurs, tout en suscitant la désapprobation du groupe à l’encontre de ces pratiques, avec parfois – comme ci-dessous – des allusions à des sanctions d’autant plus terribles qu’elles ne pourront jamais être exercées…

Le Code d’Hammurabi paraîtrait presque doux comparé au règlement intérieur de ce frigo collectif…

L’incapacité du groupe à auto-gérer ces questions de la surveillance et des sanctions peut le conduire à faire intervenir les autorités extérieures, sous la forme de la hiérarchie et des services des ressources humaines. C’est ce qui est arrivé notamment en 2014 dans cette histoire qui a fait à l’époque le tour du web. L’employé d’un bureau s’est plaint par un mot laissé sur le frigo que son sandwich à la dinde lui a été subtilisé.

Le coupable décide alors de le troller en collant d’autres messages lui réclamant une rançon à payer sous peine de dévoration dudit sandwich (…). La guéguerre de messages se poursuit jusqu’à ce que les RH soient officiellement saisis de l’affaire et diligentent une enquête. Ils finissent par éplucher la mémoire de l’imprimante de la société pour identifier le fautif et l’affaire se termine par une convocation du « troll » qu’on imagine suivie de sanctions…

Ce type de situations est parfaitement ridicule, mais symptomatique de la manière dont un groupe peut en arriver à basculer dans l’infantilisation et à se soumettre à une autorité extérieure, faute de pouvoir administrer par lui-même la question de la régulation de ses usages.

Communautés dysfonctionnelles et « dissociétés » au travail

J’ai cité jusqu’à présent des éléments de psychologie sociale ou d’économie expérimentale pour décrire ces « pathologies » qui frappent les communautés essayant de gérer des frigos collectifs. Mais ce genre d’explications présente le défaut de s’appuyer sur des calculs rationnels effectués par des individus (théorie dite du choix rationnel) plus que sur le contexte dans lequel ils agissent, reproche que l’on peut d’ailleurs aussi adresser dans une certaine mesure à Elinor Ostrom qui est restée sur ce point très « classique » dans ses analyses.

Dans ses Design Principles, Ostrom insiste sur la nécessité que les autorités extérieures à la communauté lui reconnaissent un minimum de droits à s’auto-organiser. Or dans les collectifs de travail (que ce soit en entreprise ou en administration), on peut souvent constater que c’est la capacité à s’auto-organiser qui fait justement défaut, à cause du « carcan managérial » auquel les individus sont soumis. Ainsi se trouve vérifiée ce qui constitue une des grandes leçons que nous enseignent les Communs : ce qui compte d’abord n’est pas la ressource, mais bien la communauté et sa capacité à se gouverner elle-même. There is no Commons, without Commoning (Peter Linebaugh).

Or lorsque les communautés sont « encastrées » dans des institutions pyramidales conçues pour saper méthodiquement leur faculté d’auto-organisation, on en arrive à des situations aussi pathétiques que de voir des humains supposément rationnels tomber dans l’incapacité de gérer un simple frigo. La communauté de travail forme alors ce que l’économiste Jacques Généreux appelle une « dissociété », c’est-à-dire un environnement dissociant les individus les uns des autres et d’eux-mêmes. Pour Généreux, la dissociété advient lorsqu’est niée ce qu’il identifie comme l’aspiration fondamentale des êtres humains, à savoir « être soi et pour soi, tout en étant avec et pour les autres ».

Sous l’effet conjugué de la mise en compétition et de la subordination débilitante, les hommes régressent vers un état de « guerre incivile » se traduisant par une déliquescence des solidarités. Jusqu’à sombrer dans l’abject, puisque lorsque les collectifs d’employés ne sont plus capables de gérer le nettoyage d’un espace commun, on délègue la tâche à des femmes de ménage, que le philosophe André Gorz voyait comme cette « nouvelle classe de serviteurs » dont nos sociétés violemment inégalitaires ont besoin pour compenser la perte d’autonomie collective dans la classe dite « supérieure » des cols blancs…

Le propre, le sale et la propriété

Il est un dernier point qui mérite à mon sens de s’attarder encore un instant sur les frigos collectifs. Il touche à une question absolument centrale pour les Communs, qui est celle de la nature du droit de propriété. On peut voir en effet un lien intime entre les deux formes de Tragédie pouvant frapper un réfrigérateur partagé, à savoir d’un côté l’appropriation des ressources d’autrui et l’envahissement par la pourriture.

C’est Michel Serres qui a mis en évidence cette relation entre appropriation et pollution, dans son ouvrage «Le mal propre : polluer pour s’approprier ?».

La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens comme la propriété est la continuation de la pollution par d’autres moyens…

Dans ce livre, Michel Serres essaie de remonter aux origines mêmes de la pulsion d’appropriation et il se tourne pour cela du côté des comportements des animaux qui marquent leur territoire avec leurs déjections pour le délimiter :

Je décris les usages des mammifères afin de les comparer aux manières hominiennes de s’approprier. Qui vient de cracher dans la soupe la garde pour lui ; nul ne touchera plus à la salade et au fromage qu’il a ainsi pollués. Pour conserver quelque chose en propre, le corps sait y laisser quelque tache personnelle : sueur sous le vêtement, salive dans le mets ou pieds dans le plat, déchet dans l’espace, fumet, parfum ou déjection […]

D’où mon théorème que l’on pourrait dire de droit naturel – j’entends ici par « naturel » une conduite générale chez les espèces vivantes – : le propre s’acquiert et se conserve par le sale. Mieux : le propre, c’est le sale.

Ce qui se passe avec les frigos communs correspond exactement à ces intuitions du philosophe. Celui qui y vole la pitance d’autrui obéit en réalité à la même pulsion que celui qui laisse moisir ses victuailles, car on s’approprie autant en prenant qu’en polluant. Dans les deux cas, il s’agit « d’exclure » l’autre du bénéfice de la ressource en le privant de son droit d’usage.

Même les réflexes d’étiquetage constatés en réaction aux « vols » dans les communal fridges relèvent encore d’un prolongement symbolique de ce besoin viscéral de marquer son bien pour se le réserver. Michel Serres explique en effet que nous avons délaissé les déjections pour identifier nos propriétés par des signes, à commencer par notre nom. C’est ce que font les employés en marquant leurs récipients avec leurs patronymes en espérant que l’inscription dissuade « performativement » les voleurs.

Mais lorsque ce procédé ne suffit pas, on voit ressurgir des comportements primitifs où la pollution reprend ses droits pour signifier l’appropriation. Ci-dessous, on voit par exemple une personne prévenant son « voleur de frigo » qu’elle a craché dans sa bouteille pour le dissuader de l’utiliser (et le voleur de répondre qu’il en a fait autant en représailles !).

Plus trash encore, on voit ci-dessous une femme excédée qu’on lui prenne le lait qu’elle apporte au bureau pour son café indiquer qu’elle a remplacé le liquide par son propre lait maternel afin de se venger et d’en dégoûter ceux qui pourraient être tentés !

Quoi de plus frappant pour illustrer ces jeux complexes entre le propre et le sale, qui se superposent sans cesse à propos des frigos partagés ? Sachant que Michel Serres termine son livre en faisant remarquer avec brio que l’inverse du « Mal propre », c’est justement… le « Bien commun » ! Une belle manière de dire que le Commun est autant ce que l’on renonce à s’approprier que ce que l’on entretient pour le garder « propre » afin qu’autrui puisse aussi l’utiliser.

Et si on essayait les frigos solidaires ?

On apprend donc un certain nombre de choses en se plongeant dans cette dimension « infra-ordinaire » des frigos collectifs ! Les tragédies qui les frappent (souvent ?) nous montrent par contraste ce qui peut rendre possible les Communs. Les principes d’Ostrom nous rappellent que si les défaillances collectives ne sont pas automatiques, les surmonter nécessite une conjonction complexe de facteurs pas toujours si faciles à rassembler et à maintenir dans le temps.

Encore n’ai-je pas eu le temps de parler des frigos solidaires que l’on commence à voir se développer dans nos rues, pour lutter contre le gaspillage alimentaire et favoriser les pratiques de glanage urbain en faveur des plus démunis. A l’écart des espaces de travail, si souvent déshumanisés par la subordination et la compétition, peut-être est-ce que là que le sens du Commun s’est aujourd’hui réfugié ?


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