Pourtant le garde des Sceaux n'avait pas si mal commencé...
Justice au Singulier - philippe.bilger, 7/09/2020
On me fera la grâce de croire que j'écris librement mes billets sur la politique du ministre de la Justice en n'étant animé que par le souci de la vérité, la mienne bien sûr. Mes fluctuations ne dépendent que de moi et de ma perception de la démarche, à mon avis changeante, voire contrastée, du garde des Sceaux depuis le 6 juillet.
Celui-ci a, selon moi, après des débuts estimables, dévié, dérivé, plus préoccupé de polémiques partisanes que d'actions sur le fond. Pourtant ce n'est pas faute de nous les avoir annoncées. Soit il avait saisi ses services, soit constitué des commissions, soit rapidement nous connaîtrions les grandes lignes de son projet.
Pour l'instant, rien. Nous avons eu son verbe et je n'ai rien à retirer à mes deux billets du 24 juillet : Eric Dupond-Moretti ne se renie pas, il se complète ! et du 27 août : Il faut défendre Eric Dupond-Moretti...
Certains s'étaient étonnés, certes, que sa première visite ait été pour les détenus et non pour leurs victimes. Par ailleurs, dans le même registre, dans un centre éducatif fermé, il plaignait des "gamins déchirés par la vie" et on sentait poindre l'avocat plus que le ministre. Mais après tout c'était admissible : on ne passe pas en un trait de temps d'une philosophie de mansuétude à tout prix à une pratique toute d'équilibre et de justesse.
Il y a donc eu une première phase d'accoutumance, de prudence, où le verbe se dominait, se limitait. Le ministre, dans un registre contraint, apprivoisait un monde et laissait espérer des réformes pragmatiques que l'échéance présidentielle trop proche n'aurait pas pu rendre plus ambitieuses.
Mais une seconde séquence, sans aucun rapport avec la première, a commencé au retour des vacances. Le ministre de la justice a laissé la place à la justice d'un ministre avec ce que cela implique de partialité et de mauvaise foi. La justice vue par un tempérament qui avait décidé de se libérer, de se lâcher. La personnalité, soudain, s'est souvenue qu'elle avait été choisie par le président de la République ou celui-ci le lui a rappelé.
Ce qui m'est apparu tel un changement radical s'est déroulé le 1er septembre sur BFM TV quand, questionné, le ministre s'est déchaîné - et avec quel talent et fureur de polémiste - sur l'opposition à Emmanuel Macron en tournant en dérision les constats et les dénonciations faits par celle-ci au sujet de la sécurité et de la Justice.
Il me semble qu'on n'était plus dans la contestation permise à un ministre mais dans le service commandé d'un soutien de fraîche date du président de la République.
Faudrait-il que j'accepte, alors que j'avais présumé le meilleur, que sa nomination ait été inspirée par le désir non seulement de troubler la magistrature - comme avec Rachida Dati choisie par Nicolas Sarkozy sur le conseil d'Alain Minc (encore lui !) - mais surtout d'exploiter une oralité et une intelligence à des fins purement partisanes, donc pour le pire ?
J'entends bien qu'un ministre ne peut pas demeurer insensible aux attaques et se tenir, tel un technicien froid, face aux outrances de Marine Le Pen ("barbarie", "Taubira en pire") mais il me semble qu'un garde des Sceaux ne devrait pas se permettre n'importe quoi, même dans ses réactions. Il y a longtemps, au regard du statut particulier que devrait avoir la charge de la Justice, j'avais suggéré à Pierre Méhaignerie soit de sortir le ministre de la Justice du gouvernement soit de créer pour lui un statut spécial.
On en est évidemment loin avec EDM qui s'implique si dangereusement dans des controverses politiciennes et sans se réfréner que non seulement il apporte du lustre à ceux qu'il croit démolir mais perd, lui, de sa légitimité. Il est difficile de plaider en faveur d'une justice de qualité, d'équilibre et de mesure quand soi-même, ministre, on en est démuni.
Avoir réclamé l'interdiction du RN n'est pas le meilleur moyen, pour un garde des Sceaux, de favoriser un climat de confiance et de respect à son égard de la part de tous les nombreux citoyens engagés, à tort ou à raison, sous ce pavillon politique, d'ailleurs tellement honorable que le président de la République, qui s'en sert comme d'un repoussoir républicain, fait tout pour se retrouver face à lui en 2022.
Ce sont moins ses ripostes elles-mêmes que le fond de celles-ci qui conduisent à s'interroger.
Le ministre a-t-il pour seule ambition de nier la réalité pour pouvoir contredire sans cesse Marine Le Pen qui, dans le paroxysme, ne profère pas que des sottises ? Ou pense-t-il sérieusement qu'il va apaiser l'inquiétude légitime des Français en les traitant de "populistes", en leur reprochant de se laisser gangrener par un "sentiment" d'insécurité, en niant la validité du terme "ensauvagement" contre une majorité qui l'approuve et surtout en mêlant une voix ostensiblement discordante dans un concert gouvernemental qui, du Premier ministre à Gérald Darmanin et à Marlène Schiappa, campe enfin sur une ligne lucide qui ne se paie plus de mots ?
Croit-il de bonne foi répondre à son devoir régalien en assénant d'étranges chiffres - par exemple la délinquance des mineurs n'aurait pas augmenté depuis dix ans - et en se substituant ainsi à certains sociologues nous consolant sadiquement du présent en affirmant qu'il y a longtemps c'était pire ?
Au-delà même du gouvernement et du monde de la macronie, cette volonté d'euphémiser, de minimiser, de pourfendre ceux qui sonnent le tocsin plus que le fléau lui-même, de mépriser avec un zeste de condescendance les ignorants qui subissent mais sans se guérir par les statistiques, ne devient-elle pas incompréhensible, voire choquante quand même un Yannick Jadot, écologiste, admet que l'insécurité est "réelle et insupportable" ?
EDM recherche-t-il la singularité royale de l'avocat persuadé de sa force de conviction ? Mais son jury aujourd'hui est le peuple français et c'est lui qui est et sera jugé.
Un garde des Sceaux doit-il affirmer que nous avons tort ou nous faire entendre raison par une empathie et une action qui, au lieu d'aggraver le hiatus entre le citoyen et les gouvernants, rassurent et rapprochent ? Est-ce l'avocat qui est trop vite revenu ou le formidable talent du bretteur, qui n'est plus à une erreur près, dont le président a besoin pour rendre ou porter des coups qui n'ont qu'un seul tort : d'un ministre on attend une politique, des actes, pas des violences verbales peu appropriées à l'encontre de ceux qui contestent le pouvoir au service duquel il s'est mis il y a peu de temps.
Dommage. Il n'avait pas si mal commencé...