Actions sur le document

Droit européen : l’obligation de renvoi préjudiciel s’impose aux juridictions suprêmes nationales

K.Pratique | Chroniques juridiques du cabinet KGA Avocats - Kouider Bouabdelli, 27/11/2018

Dans la saga des litiges qui opposent respectivement les sociétés Accor et Société Générale à l’administration fiscale, portant sur les conditions et modalités de remboursement du précompte mobilier acquitté à l’occasion de la distribution de dividendes, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a récemment rendu un important arrêt condamnant la France pour manquement à ses obligations au titre du Traité.
Il a fallu que ça arrive …

En cause, le Conseil d’Etat qui distinguait selon que les filiales sont françaises ou établies dans d’autres Etats membres ; les premières pouvaient bénéficier du crédit d’impôt, alors que les secondes se voyaient refuser le remboursement du précompte mobilier.

L’originalité de l’arrêt de la CJUE réside dans le fait que la condamnation de la France pour manquement à ses obligations au titre du Traité, résulte du refus d’une juridiction suprême – le Conseil d’Etat - de transmettre une question préjudicielle.

A. L’obligation de renvoi préjudiciel
Aux termes de l’article 267 al. 3 du Traité, Les juridictions nationales de dernier ressort au sens du droit communautaire, c’est-à-dire celles dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, sont tenues de saisir la Cour afin qu’elle statue, à titre préjudiciel,
a)sur l'interprétation des traités ou b) sur la validité et l'interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l'Union.

Depuis l’arrêt CILFIT les juridictions nationales de dernier ressort au sens du droit communautaire n’ont pas l’obligation de renvoyer une question d'interprétation de droit communautaire soulevé devant elles si (i) il existe un précédent (1) , (ii) la question n'est pas pertinente, i.e. la réponse à la question ne peut avoir aucune influence sur la solution du litige et (iii) il n’y a aucune difficulté sur l’interprétation du droit européen.

B. Le Conseil d’Etat et la théorie de l’acte clair
Cultivant son originalité, le Conseil d’Etat inverse les règles posées par la jurisprudence CILFIT et, s’appuyant sur la théorie de l’acte clair (2) , estime qu’il n’est pas tenu de transmettre une question préjudicielle à la Cour, lorsqu’il qu’il peut lui-même interpréter une norme européenne qui ne pose pas de difficulté d’interprétation.

Contrairement à ce qu’indique une publication du Conseil d’Etat du 23 septembre 2015 , cette approche n’a pas été validée par la CJUE (ex-CJCE). L’absence de renvoi préjudiciel ne peut être justifiée par la seule théorie de l’acte clair, surtout lorsque plusieurs précédents conduisaient ou auraient dû conduire le Conseil d’Etat à saisir la CJUE.

Ainsi, par un arrêt du 9 septembre 2015, le Portugal a été condamné car la Cour de cassation n’avait pas renvoyé devant la CJUE une question portant sur l’interprétation de la directive transfert d’établissement . (3)

A cette occasion, l’avocat général Yves Bot avait souligné que « le non-respect par les juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne de leur obligation de renvoi conduit à priver la Cour de la mission fondamentale qui lui est assignée par l’article 19, paragraphe 1, premier alinéa, TUE, qui est d’assurer “le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités” (4) » .

Très récemment, M. Bernard Stirn, président de section au Conseil d’Etat, n’hésitait pas à louer « l’esprit de dialogue qui anime la question préjudicielle » en soulignant que « la distance » et la « retenue à l’égard du droit communautaire » qui avaient marqué les premiers débats avaient été surmontées par le Conseil d’Etat . (5)

C. Le dialogue vers la clarté
Sans doute agacée de voir que la juridiction administrative suprême demeurait réfractaire à la mise en œuvre de plusieurs précédents, notamment son arrêt du 15 septembre 2011 , rendu sur question préjudicielle du Conseil d’Etat, la CJUE a condamné la France pour manquement à ses obligations qui lui incombent en vertu des articles 49 et 63 du TFUE .

Surtout, le Conseil d’Etat est stigmatisé par la CJUE, qui juge qu’en « ayant omis de saisir la Cour de justice de l’Union européenne, selon la procédure prévue à l’article 267, troisième alinéa, TFUE, afin de déterminer s’il y avait lieu de refuser de prendre en compte pour le calcul du remboursement du précompte mobilier acquitté par une société résidente au titre de la distribution de dividendes versés par une société non-résidente par l’intermédiaire d’une filiale non-résidente, l’imposition subie par cette seconde société sur les bénéfices sous-jacents à ces dividendes, alors même que l’interprétation qu’il a retenue des dispositions du droit de l’Union dans les arrêts du 10 décembre 2012, Rhodia (FR:CESSR:2012:317074.20121210), et du 10 décembre 2012, Accor (FR:CESSR:2012:317075.20121210), ne s’imposait pas avec une telle évidence qu’elle ne laissait place à aucun doute raisonnable, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 267, troisième alinéa, TFUE. »

Exit l’application de la théorie de l’acte clair pour s’exonérer de l’obligation de renvoi préjudiciel.


(1) CJCE, 27 mars 1963, Da Costa en Schaake NV, Jacob Meijer NV, Hoechst-Holland NV contre Administration fiscale néerlandaise, Aff. 28 à 30-62 : « … quand la question soulevée est matériellement identique à une question ayant déjà fait l'objet d'une décision à titre préjudiciel dans une espèce analogue … »
(2) CE, 19 juin 1964, Société des pétroles Shell-Berre, n° 47 007.
(3) directive 2001/23/CE du Conseil, du 12 mars 2001, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises, d’établissements ou de parties d’entreprises ou d’établissements.
(4) Conclusions sur l’arrêt Ferreira da Silva e Brito e.a, point 102.
(5) Droit de l’Union – droit national : jeux d’influences, 14 sept. 2018, Faculté de droit de Lille




Retrouvez l'article original ici...

Vous pouvez aussi voir...