Ce que les zombies peuvent nous apprendre sur le droit d’auteur et la création
:: S.I.Lex :: - calimaq, 27/09/2012
Les zombies sont partout en ce moment ! Alors qu’une série de faits étranges ont eu lieu cet été qui ont pu faire penser qu’une attaque de cadavres titubants était proche, on leur consacre en cette rentrée un ouvrage de philosophie, Petite philosophie du Zombie, qui s’interroge sur les significations du phénomène. Et des hordes d’aficionados trépignent d’impatience en attendant la diffusion de la troisième saison de Walking Dead, programmée pour la mi-octobre, sur laquelle ils se jetteront comme des rôdeurs sur de la cervelle fraîche !
Comme le rappelait un excellent reportage d’Arte consacré à ces monstres revenus d’outre tombe, la manière dont les zombies ont envahi peu à peu la culture populaire tient à leur incroyable capacité à se réinventer sans cesse, depuis que les films fondateurs de Georges Romero, “the Godfather oa All Zombies“, ont introduit l’archétype du zombie moderne.
Après avoir colonisé le cinéma d’horreur, ils se sont répandus dans tous les domaines avec une facilité étonnante : dans la musique avec le clip Thriller de Michael Jackson, dans la littérature avec le Guide de survie en territoire zombie de Max Brook ou la parodie du roman de Jane Austen Pride and Prejudice and Zombie, ou dans le jeu vidéo depuis Resident Evil jusqu’au récent titre délirant Lollypop Chainsaw.
Des colloques entiers sont à présent organisés pour essayer d’analyser les causes de cette zombie-mania. Dans sa Petite Philosophie du Zombie, Maxime Coulombe explique que ces créatures sont l’écho des interrogations actuelles de nos sociétés sur la mort, la conscience ou la civilisation. C’est certainement vrai, mais il existe également une raison juridique fondamentale qui explique l’aisance avec laquelle les zombies ont pu infester à vitesse grand V tous les champs de la création.
Le premier film de Georges Romero, Night of the Living Dead, n’a en effet jamais été protégé par le droit d’auteur, à cause d’une incroyable boulette commise par son distributeur… Paru en 1968, le film est donc directement entré dans le domaine public, alors qu’il devrait toujours être protégé aujourd’hui, puisque Romero est toujours en vie.
Cette destinée juridique singulière explique sans doute que la Zombie Movie Data Base comporte… 4913 entrées à ce jour, dont beaucoup s’inspire directement du premier film fondateur de Romero, sans risquer de procès, ni avoir à payer de licence. Cette particularité du Zombie (qu’il ne partage pas du tout avec le Vampire, comme on va le voir plus loin) dit quelque chose d’important à propos du droit d’auteur et de la création : la protection à tout crin n’est pas toujours la meilleure façon pour une œuvre de se diffuser et de passer à la postérité.
Right of the Living Dead
Si vous allez sur Internet Archive, vous pourrez trouver Night Of The Living Dead , disponible librement et gratuitement en streaming ou en téléchargement, avec une mention de droit indiquant “Public Domain : No Right Reserved“. Pourtant, la plupart des films sortis à la fin des années soixante n’entreront dans le domaine public que dans la seconde moitié du 21ème siècle !
La raison de cette incongruité, c’est un véritable micmac juridique qui s’est produit à la sortie du film en 1968. A cette époque aux Etats-Unis, une oeuvre ne pouvait être protégée par le droit d’auteur que si une Copyright Notice était incluse dans les crédits, pour indiquer l’identité des détenteurs des droits de propriété intellectuelle. Or juste avant la sortie du film, le distributeur décida de changer le titre initialement prévu Night of The Flesh Eaters en Night of The Living Dead. Cette décision n’était sans doute pas mauvaise, sauf que pour opérer la modification, le distributeur retoucha les crédits dans le générique du film et supprima par inadvertance la fameuse Copyright Notice.
Le film n’a donc jamais été protégé par le copyright, ce qui ne l’empêcha pas de rencontrer un beau succès en salle, au point d’être considéré comme le film d’horreur le plus profitable de tous les temps. Mais l’erreur commise sur les mentions permit plus tard à de nombreux distributeurs de vidéocassettes de distribuer le film, sans avoir à reverser de droits aux créateurs. Cet aspect est certainement fâcheux, mais il a contribué encore davantage à asseoir la popularité du film et à faciliter la propagation de la figure du Zombie.
Walking Public Domain
Le zombie au cinéma a une existence bien plus ancienne que le film de Romero. On le trouve dès les années 30 aux Etats-Unis, dans des films comme White Zombie, inspiré de la tradition haïtienne et de la religion vaudou. Mais Romero a développé dans Night of The Living Dead de nombreux traits caractéristiques qui réinventent ce monstre (la démarche titubante des zombies, leur goût pour la chair humaine, la façon dont ils évoluent en horde, leur vulnérabilité aux blessures à la tête, leur peur du feu, le caractère épidémique de la propagation de l’invasion, la dimension post-apocalyptique de l’histoire, les scènes gore, etc). Ces éléments constituent incontestablement des apports originaux qui auraient pu être protégés comme tels par le droit d’auteur.
Mais à cause de l’appartenance immédiate du film au domaine public, ces caractéristiques du zombie ont pu être reprises par d’autres et se disséminer largement. Romero a d’ailleurs été lui-même l’un des premiers à pouvoir bénéficier de cette liberté créative.
En effet, comme l’explique le juriste américain Jonathan Bailey dans ce billet, Night of The Living Dead était le résultat d’une collaboration entre Georges Romero et un autre auteur du nom de John Russo, qui co-signa le scénario. Après le premier film, un désaccord artistique survint entre les deux hommes, sur la suite à donner à leur premier succès. La Nuit des morts-vivants étant dans le domaine public, aucun des deux ne pouvait empêcher l’autre de réutiliser le concept du zombie tel qu’il apparaissait dans le film. Ils décidèrent de créer chacun de leur côté leurs propres suites. Les deux auteurs décidèrent en se partageant l’héritage de Night of The living Dead : Russo réaliserait une série de films comportant “Living Dead” dans le titre et Romero en ferait une autre, avec”Of The Dead” dans le titre. Le projet initial a donc connu une sorte de fork créatif, comme cela aurait pu se produire avec un logiciel libre.
C’est ainsi que Romero tourna plusieurs séquelles (Dawn of the Dead, Day of the Dead, Land of the Dead, Diary of the Dead, Survival of the Dead) dans lesquelles il put développer comme il le souhaitait la dimension politique déjà présente dans le premier film. Russo de son côté mit plutôt en avant dans sa production une vision humoristique des zombies (Return of the Living Dead, Return of the Living Dead Part II, Return of the Living Dead 3, Return of the Living Dead: Necropolis, Return of the Living Dead: Rave from the Grave).
Ces deux approches constituent les deux grandes “traditions” du zombie au cinéma et le jeu pour les réalisateurs successifs qui se sont emparés de ce thème par la suite a consisté à reprendre certains des éléments des films de Romero, en introduisant à chaque fois des différences et des variantes. C’est sans doute ce qui rend ce genre si réjouissant : par définition, les films de zombies sont toujours un peu des remix !
Plus tard, les morts-vivants titubants sont sortis des salles de cinéma pour envahir tous les champs de la création. Le succès du zombie illustre en réalité la fécondité du domaine public et son rôle majeur dans le développement de la création. Pour le mettre encore mieux en lumière, on peut avancer une comparaison avec une autre grande figure du cinéma d’horreur : le Vampire.
Appelez-le Dra©ula !
L’anecdote est peu connue, mais le film Nosferatu le Vampire de F.W. Murnau a connu lui aussi une aventure juridique assez incroyable, à cause du combat que durent livrer ses créateurs avec les ayants droit de Bram Stoker, l’auteur de Dracula.
Au début des années 20, le producteur du film, Albin Grau, souhaitait réaliser une adaptation du roman Dracula, mais il ne parvint pas à se faire céder les droits par la veuve de Bram Stoker, particulièrement dure en affaires. Le projet fut néanmoins maintenu, en introduisant des différences notables par rapport au roman, pour tenter d’échapper aux accusations de plagiat. Le lieu de l’action fut déplacé de Londres en Allemagne ; Dracula devint un Comte Orlock à l’apparence monstrueuse pour se démarquer du dandy victorien de Stoker et Murnau introduisit des détails absents du roman, comme le fait que la lumière du jour détruise les vampires ou que leur morsure transforme leurs victimes à leur tour en monstres sanguinaires. Comme le relève le site Techdirt, un certain nombre des traits que nous associons aujourd’hui naturellement aux vampires découlent en réalité de la nécessité pour Murnau d’éviter une condamnation pour violation du droit d’auteur !
Malgré ces précautions, le film fut attaqué en justice avec succès en Allemagne par la veuve de Stoker en 1925. La condamnation entraina la faillite de Prana Films, la société d’Albin Grau et la destruction de la plupart des copies et négatifs du film, ordonnée par les juges. L’histoire aurait pu s’arrêter là si une bobine n’avait pas miraculeusement survécu et été emportée aux Etats-Unis, où à cause d’une erreur d’enregistrement (encore !), le roman Dracula était déjà tombé dans le domaine public. La veuve de Stoker ne pouvant empêcher la diffusion dans ce pays, le film Nosferatu y connut le succès, jusqu’à ce que dans les années 60, il put revenir en Europe, lorsque les droit sur Dracula s’éteignirent.
Cette histoire montre ce qui aurait pu arriver avec les films de zombies, si Night of The Living Dead n’était pas entré si vite dans le domaine public. Le copyright aurait sans doute empêché que des réalisateurs reprennent les éléments du film de Romero et la figure du zombie n’aurait vraisemblablement pas pu se diffuser dans la culture populaire avec la facilité qui a été la sienne.
La propriété intellectuelle, c’est le vol de cervelle ! Brrrraaaaiiiinnn !
La morale de ces histoires de morts-vivants, c’est que les rapports entre le droit d’auteur et la création sont bien plus complexes que ceux que l’on a l’habitude de nous servir comme des vérités d’Évangile.
Les auteurs ont sans doute besoin d’une protection pour pouvoir innover, mais la dynamique même de la création implique que les créations puissent être reprises, modifiées, prolongées, enrichies et ce mouvement a encore été amplifié avec Internet. A présent, ce ne sont plus seulement les artistes qui reprennent les créations antérieures de leur homologue. Le public s’emparent lui aussi de ses œuvres préférées pour les remixer à l’infini. C’est particulièrement vrai des zombies qui font l’objet d’une production amateur impressionnante !
En comparaison, d’autres œuvres emblématiques font l’objet de tensions juridiques entre les fans et les titulaires de droits. Korben a par exemple relevé récemment que WarnerBors a agi contre une communauté d’Internautes, qui avait reconstruit la Terre du Milieu du Seigneur des Anneaux, en utilisant le générateur de cartes du jeu vidéo Skyrim. Les titulaires de droits les ont contraints à retirer de cet univers toutes les mentions relatives à l’univers de Tolkien (comme les noms des lieux et des personnages, qui sont protégés en tant que tels au titre du droit d’auteur et du droit des marques).
Les zombies de Romero sont certes moins ragoûtants que les personnages du Seigneur des anneaux, mais ils sont parfaitement adaptées à la culture numérique.
Classé dans:Penser le droit d'auteur autrement ... Tagged: bram stoker, copyright, Domaine public, dracula, droit d'auteur, films d'horreur, Murnau, nosferatu, romero, vampires, zombies