Szpiner / Bilger : Les limites de la liberté d’expression des avocats
Actualités du droit - Gilles Devers, 14/05/2012
« Traître génétique ». D’un avocat à propos d’un magistrat... Des mots pour faire mal, et la Cour de cassation refuse de les protéger au nom de la liberté d’expression (1° chambre civile, 4 mai 2012,n° 11-30193, Bulletin).
L’article du Nouvel Obs
C’était l’été 2009, et venait de prendre fin devant la Cour d’assises de Paris le procès médiatiquement baptisé « le gang des barbares », et qui laissait plutôt apparaître un barbare et des lâches. Tout long du procès, mon confrère Francis Szpiner, avocat de la partie civile, en avait fait des tonnes, d’ailleurs autant dans les couloirs du Palais de Justice qu’à l’audience. Pour lui, la portée antisémite du crime justifiait une autre dimension à l’accusation, et il mettait en cause la manière dont Philipe Bigler, avocat général, soutenait l’accusation.
La cour d’assises a rendu un arrêt, avec des condamnations légèrement inférieures aux réquisitions de Bigler, et celui-ci a dit qu’il n’y avait pas lieu de faire appel. Il était dans la pratique juste, car un procureur ne fait appel que s’il y a une distorsion avec ses réquisitions, ce qui n’était pas le cas. Il ne fait jamais appel au seul motif que le peine requise n’a pas été prononcée. La famille a protesté, le CRIF a embrayé, et depuis la Cour de l’Elysée – qui comme chacun le sait est un grand lieu pour la solennité de la Justice – MAM a annoncé qu’un appel allait être formé.
Là-dessus, le Nouvel Obs du 23 juillet publie un article intitulé « Gang des barbares : La botte de Szpiner », rapportant les propos de l’avocat qualifiant Philippe Bilger de « traître génétique » en référence au passé de collaborateur du père de celui-ci. Effectivement, Joseph Bilger avait été condamné à la Libération à dix ans de travaux forcés pour collaboration avec l’ennemi, au motif d’avoir entretenu des relations avec l’administration nazie, en Lorraine. Rien de caché, c’est Philippe Bilger qui avait parlé de cette histoire familiale.
La procédure disciplinaire
Saisi par procureur général de Paris, Laurent Le Mesle, le Bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris, Christian Charrière-Bournazel, avait engagé une procédure disciplinaire. C’est le seul cas où des écrits de presse peuvent être jugés sans référence à la loi sur la presse, car le droit disciplinaire ne connait pas le principe de légalité des infractions. On juge la personne, à travers son comportement.
Deux références sont en concours.
D’un côté, la liberté d’expression, selon le régime extensif de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.
De l’autre, le Règlement Intérieur National de la profession d'avocat. Spécialement l’article 1.3 :
« 1.3.Les principes essentiels de la profession guident le comportement de l’avocat en toutes circonstances.
« L’avocat exerce ses fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité, dans le respect des termes de son serment.
« Il respecte en outre, dans cet exercice, les principes d’honneur, de loyauté, de désintéressement, de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie ».
La relaxe par le Barreau et la Cour d’appel de Paris
Le conseil de discipline du Barreau de Paris avait rejeté la plainte, et en appel, la Cour de Paris le 24 mars 2011 avait confirmé cette décision de relaxe. Vive la liberté d’expression.
Pour la Cour d’appel, c’est en raison des circonstances de l'affaire que les propos de Szpiner ne constituaient pas un manquement à l'honneur, à la délicatesse et à la modération.
La Cour avait retenu un double motif :
- il s'agissait d'une réplique à une intervention de Bilger qui, devant la cour d'assises, avait interrogé le principal accusé en ces termes « Est-ce que vous ne croyez pas que par l'outrance de vos propos, vous allez à l'encontre du but que vous recherchez et que vous risquez de rendre odieux l'antisémitisme ? »
- et plus généralement, c’était une réaction aux opinions personnelles exprimées par le magistrat dans divers articles parus sur son blog, intitulés « Dieudonné au Zénith », « Un avocat chinois, un magistrat français : le sens du ridicule », « Mon François Mitterrand », « Céline maudit pour toujours ? » et, au sujet du procès dit du gang des barbares, « Eloge du calme ».
Szpiner avait tenté d’expliquer que le « génétique » ne renvoyait pas à l’hérédité familiale de Philippe Bilger, mais à la constance de ses opinions, telles qu’il les exprime sur son blog, et l’argument avait porté.
La Cour d’appel avait retenu que les propos de Szpiner manquait à l’obligation de délicatesse, mais qu’une part essentielle de ses propos était une réplique aux opinions publiées hors fonction par le magistrat : « même si M. Bilger reste en-deçà de la polémique qui serait incompatible avec l’état de magistrat, il s’abandonne, au demeurant, a l’expression publique de ses opinions personnelles sur des questions de société ».
La Cour de cassation
La Cour de cassation n’est pas d’accord, et voici sa motivation.
« Si l'avocat a le droit de critiquer le fonctionnement de la justice ou le comportement de tel ou tel magistrat, sa liberté d'expression, qui n'est pas absolue car sujette à des restrictions qu'impliquent, notamment, la protection de la réputation ou des droits d'autrui et la garantie de l'autorité et de l'impartialité du pouvoir judiciaire, ne s'étend pas aux propos violents qui, exprimant une animosité dirigée personnellement contre le magistrat concerné, mis en cause dans son intégrité morale, et non une contestation des prises de position critiquables de ce dernier, constituent un manquement au principe essentiel de délicatesse qui s'impose à l'avocat en toutes circonstances ».
L’affaire sera rejugée par la cour d'appel de Lyon, et il faut s’attendre à une condamnation, genre un blâme. L’affaire sera sans doute portée devant la CEDH, et le débat n’est pas clôt. Pour autant, au-delà du cas de notre ami Spziner, la Cour de cassation rend un arrêt de principe : tous les avocats savent désormais à quoi s’en tenir.
Alors ?
Le Barreau de Paris et la Cour d’appel – deux présidents de chambre et trois conseillers – ne statuent pas à la légère, et c’est dire que le débat est sérieux, tant doit, au nom de la défense, être protégée la liberté d’expression.
Précisons bien : s’il n’y avait pas l’histoire du blog, la condamnation aurait été inévitable, et la cour d’appel n’avait écarté la condamnation que par référence à l’activité éditoriale de Philippe Bilger. Nos relations avec les magistrats ne sont pas toujours bonnes, mais quand même...
L’arrêt de la Cour de cassation ne se contente pas d’une affirmation générale, elle retient trois points.
D’abord, la mise en cause ne concerne pas les propos du magistrat, mais sa personne. C’est une question bien connue sur la thématique du racisme : ce n’est pas pareil de dire qu’une personne a tenu des propos racistes et de dire qu’elle est raciste. Ici, Szpiner ne parle pas de la conduite du procès, mais la personne, pour la qualifier de traitre génétique.
Ensuite, il faut sans doute tenir compte de l’activité de blogueur de Bilger,… mais c’est Szpiner qui était jugé, pas Bilger ! Et la Cour de cassation souligne que l’obligation de délicatesse à l’avocat s’impose en toutes circonstances.
Enfin, la Cour souligne la violence du propos. « Traître génétique »… Comme s’il existait une hérédité pour le crime. Szpiner s’est emballé, car on ne peut imaginer qu’il pense cela. Mais il n’a pas retiré le propos. De la part d’un avocat voulant pourfendre l’antisémitisme, avoir recours à ces mots, qui renvoient à l’idée d’une tare issue de l’hérédité, était aberrant et inadmissible.