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Censurer la censure ?

Paralipomènes - Michèle Battisti, 21/09/2013

Préparer une intervention pour la conférence organisée par l’IABD m’a incité à reprendre des écrits anciens, notamment ce dossier sur la censure, écrit en juin 2007 pour Actualités du droit de l’information, lettre diffusée aux adhérents de l’ADBS. Pourquoi ne pas redonner une nouvelle vie

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André_Gill_-_Madame_AnastasiePréparer une intervention pour la conférence organisée par l’IABD m’a incité à reprendre des écrits anciens, notamment ce dossier sur la censure, écrit en juin 2007 pour Actualités du droit de l’information, lettre diffusée aux adhérents de l’ADBS.

Pourquoi ne pas redonner une nouvelle vie à ce texte reprend l’histoire à grand trait, fait, se penche sur la notion d’ordre public, le poids joué par la propriété intellectuelle, le délit de presse, mais aussi (mais oui) son extension au domaine économique ?

Le voici, dans sa version de l’époque, sans avoir rétabli les liens, brisés pour la plupart aujourd’hui, vers les textes ayant servi de référence.

Que certaines limites établies par le droit d’auteur puissent s’apparenter à une censure, c’est ce que l’on a évoqué lors des discussions autour du projet de loi sur le droit d’auteur [1]. Tout le monde a aussi en mémoire les débats houleux qu’a suscités la publication de dessins humoristiques sur l’Islam. Mais la censure, qui concerne les journalistes, les scientifiques et tous ceux qui recourent aujourd’hui aux possibilités offertes par l’environnement numérique, a de multiples aspects. Voici quelques éléments recueillis pour alimenter une réflexion.

Un peu d’histoire

Si la censure a toujours existé [2], l’imprimerie, qui facilite une diffusion rapide des idées, a incité à l’organiser pour aider l’Église à contrecarrer les idées de Luther et pour combattre la contestation du pouvoir royal, notamment lors de la régence de Marie de Médicis [3]. Le dépôt légal [4], instauré par François 1er, avait pour premier objectif de surveiller les écrits.

La censure permettait aussi aux libraires dont les livres étaient « agréés » d’être protégés contre la contrefaçon, à l’époque pendant une durée relativement courte. Mais elle n’a jamais empêché la diffusion des livres interdits [5]. Il a fallu quelquefois composer et c’est ainsi, par exemple, que l’Encyclopédie a fini par paraître.

À la Révolution, la Déclaration des droits de l’homme a aboli la censure, mais il a rapidement semblé indispensable de pouvoir contrer les écrits jugés dangereux pour le pouvoir mais aussi ceux que l’on jugeait licencieux. Sait-on que le roman Madame Bovary, étudié depuis fort longtemps dans les lycées, a été un livre interdit ? [6] L’histoire est riche de tels exemples.

L’ordre public

L’article 10 de La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés [7][8] affirme que « toute personne a droit à la liberté d’opinion, de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ».

Mais il ajoute que « les États peuvent soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations » et que  » l’exercice de ces libertés comporte des devoirs et des responsabilités et qu’il peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation ».

La loi du 29 juillet 1881

Cette loi reconnaît la liberté de la presse mais lui donne, elle aussi, des limites. Elle interdit notamment la provocation aux crimes et délits, à la haine et à la violence, la diffamation, les injures, les outrages aux bonnes mœurs, les fausses nouvelles, etc., une liste qui tend à augmenter. Il y a quelques années, on a ajouté les propos négationnistes, très récemment encore les propos sexistes et homophobes [9] [10]. Toutes ces dispositions visent à préserver l’ordre public [11], autrement dit les fondements politiques, juridiques, économiques et sociaux d’une société.

Mais à côté de l’intérêt général (sécurité nationale, intégrité du territoire, sûreté publique, défense de l’ordre, prévention du crime, protection de la santé et de la morale), de la protection des droits individuels (la réputation d’autrui, la sauvegarde d’informations confidentielles), et ceux qui visent à garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaires, on tend aussi à protéger des droits économiques [12].

Une extension au domaine économique

On le constate lorsque des journalistes s’inquiètent pour leur indépendance et le pluralisme de l’information après le rachat de journaux [13]. Mais c’est le cas aussi lorsque des clauses contractuelles définies par les propriétaires des plates-formes utilisées par les internautes peuvent définir leur propre loi [14]. La licence Microsoft Frontpage implique ainsi que l’on respecte la morale « puritaine » américaine et la licence Microsoft interdit de critiquer cette entreprise. Des limites très précises figurent aussi sur Flickr, Dailymotion, etc. ainsi que dans les contrats d’abonnement sur internet.

Et la concentration des droits accroît encore ce risque. Peut-on, par ailleurs, reprendre une marque pour critiquer la politique sociale d’une entreprise ? C’est la question qu’avait posée le site Jeboycottedanone [15] ou d’autres sites critiques à l’égard de Michelin, d’Areva et de plusieurs autres entreprises. Nous avions évoqué cette question [16] à propos d’un conflit opposant des salariés canadiens à leur employeur.

Si la parodie, le pastiche ou la caricature sont des exceptions reconnues par le droit d’auteur, au nom de la liberté d’expression, elles n’existent pas pour le droit des marques. Néanmoins les juges ont reconnu cette possibilité lorsqu’il n’y a aucune confusion sur la nature des auteurs du site parodique et que les produits ne sont pas dénigrés.

Liberté d’expression et propriété intellectuelle

Les journalistes, et à plus forte raison tout autre rédacteur [17], sont confrontés à des obstacles visant à protéger des intérêts économiques et qui portent atteinte au droit du public à l’information. On cite souvent, à cet égard, le procès fait par les héritiers d’Utrillo à propos d’un reportage de France 2 sur une exposition des tableaux de ce peintre [18].

Lors des débats sur la loi sur le droit d’auteur, on a considéré que le projet de loi représentait une menace pour les logiciels libres [19], ceux-ci étant incompatibles avec les mesures techniques de protection que ce texte protège juridiquement.

On s’appuie aussi sur le concept de liberté d’expression pour développer les contenus dits libres pour échapper aux « filtres économiques » mis en place par les gestionnaires des droits [20] dont la concentration, dans le domaine des médias, de la presse ou de la musique, peut s’avérer dangereuse pour la circulation de l’information et la diversité culturelle.

On peut être tenté de s’abriter derrière le droit d’auteur pour supprimer une information gênante. C’est la question qui s’était posée lorsqu’une plainte a été déposée auprès de Google Video, YouTube et Internet Archive [21] pour obtenir l’identité de la personne qui y avait publié un documentaire sur l’organisation Landmark Education, sachant que certains extraits de cette émission, filmés en caméra cachée, concernaient cette société soupçonnée d’être une secte.

Liberté d’expression et délits de presse

D’après la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) [22], la responsabilité des hébergeurs est engagée pour les contenus qu’ils hébergent lorsque leur caractère est manifestement illicite et qu’ils refusent de les retirer après en avoir été informés. Mais si le caractère illicite d’un texte incitant à la haine raciale, ou d’une photo à caractère pédophile, est certainement « manifeste », les diffamations et les atteintes à la propriété intellectuelle pourraient exiger des débuts d’enquêtes ou des vérifications. On peut imaginer que pour éviter tout problème, des contenus parfaitement légaux soient supprimés, y compris sur des forums de discussion.

L’auteur engage sa personnalité civile et pénale chaque fois qu’il divulgue une information couverte par le droit au respect de la vie privée. Sans doute faut-il éviter toute dérive et il est judicieux, à l’image de ce qui est imposé aux journalistes et aux historiens, de veiller à ce que la révélation poursuive un but utile d’information, soit mesurée, prudente et objective. En ce qui concerne l’image des biens ou des personnes, on a vu qu’un équilibre s’est instauré puisqu’il semble admis que la reproduction soit permise lorsqu’elle n’entraîne aucun préjudice pour les propriétaires et les personnes [23].

En matière de protection des sources journalistiques, on sera moins optimiste car si des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme reconnaissent explicitement cette protection [24], en France, elles ne sont protégées que « marginalement », en raison de certaines dispositions de la loi Perben du 9 mars 2004. Et la lutte contre le terrorisme pourrait remettre très sérieusement cette protection en cause.

Les dangers de la censure

Les abus sont légion dans le monde. Il suffit d’évoquer les rapports d’Amnesty International ou de Reporters sans frontières, voire ceux de l’IFLA qui font le point sur la situation des bibliothèques dans le monde [25], pour s’en convaincre. Et que dire lorsque les grandes sociétés, comme Yahoo! ou Google [26], sont complices de certains États ? Que dire aussi lorsque la censure s’exerce au niveau scientifique sur des sujets particulièrement sensibles, comme les OGM, le nucléaire ou le climat ?

L’expression même de censure garde une image d’arbitraire. Exercée certes par des pouvoirs, qu’ils soient politiques et économiques, mais de manière abusive. Elle peut se traduire, par ailleurs, par des « moyens beaucoup plus sournois, par des coups de téléphone ou tout simplement par l’autocensure, par crainte d’éventuelles répercussions ».

Les limites à la liberté ? Chacun a sa propre sensibilité. C’est un poncif que d’affirmer qu’elle varie dans le temps et dans l’espace et pour chaque individu. Mais s’il paraît opportun de protéger les mineurs contre la pornographie et la violence, il serait illusoire d’affirmer qu’un tel interdit les met totalement à l’abri. Les filtres peuvent bloquer des informations pertinentes et laisser passer des informations litigieuses et les informations susceptibles de toucher les mineurs ou les personnes fragiles utilisent de multiples canaux.

Ne peut-on pas imaginer que l’éducation soit une excellence parade aux dérives et qu’une bonne connaissance de l’histoire, par exemple, à partir de diverses sources, mette fin à la diffusion du négationnisme ? Un tel courant d’opinion existe [27]. Par ailleurs, la lutte contre le négationnisme doit-elle être confiée à des juristes ou à des historiens ? La censure, affirme Hervé Le Crosnier, infantilise la société.

Quelques garde-fous

Les limites à la liberté ne doivent pas aller au-delà des objectifs poursuivis. C’est pour cette raison, par exemple, que la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu au Canard enchaîné le droit de diffuser des informations sur le PDG de la société Peugeot [28].

Si contrôler les livres a toujours été difficile, l’Internet « échappe aux frontières », et que dire du paradoxe qui veut que la publicité faite aux créations intellectuelles censurées attire tout particulièrement l’attention sur celles-ci ? Sans pour autant forcément recueillir un consensus lorsqu’elles sont diffusées.

La proportionnalité, voici le mot-clé à garder en mémoire, pour garder un certain équilibre. Si la divulgation d’une information doit s’avérer indispensable pour le but poursuivi, il en est de même pour son interdiction.

Évaluer une information mais choisir aussi de diffuser une information ou non, voici une question familière pour les documentalistes. Pour définir la voie à suivre, et en guise de conclusion aujourd’hui, on se référera aux codes de déontologie, notamment celui qui a été défini pour les professionnels de l’information-documentation au niveau européen en 1999 [29].

On y rappelle « qu’il faut s’abstenir de tout préjugé et refuser toute censure suscitée par des croyances personnelles, religieuses, politiques ou autres, et garantir le cas échéant que tous les points de vue légitimes et tous les arguments valables ont été pris en compte ».

Ill. André Gill (1840-1885). Madame Anastasie. Wikimédia Domaine public

Voir aussi ; Actualités du droit de l’information
N° 29 (octobre 2002) : Droit des marques et liberté d’expression
N° 21 (janvier 2002) : Les codes de déontologie
N° 4 (juin 2000) : Le droit du public à l’information

Notes 
[2]  Le pape Anastanase (Ive siècle) aurait été le premier censeur au nom de la religion.

[3]  Histoire de la censure du livre, Bruno Blasselle conservateur général, directeur de la Bibliothèque de l’Arsenal, interview par Patrice Gélinet, 2000 ans d’histoire, France Inter, 29 mai 2007
[4] Actualités du droit de l’information, n° 75 (décembre 2006) : Dépôt légal et loi Dadvsi
[5] Par les librairies clandestines ou celles qui opéraient à l’étranger, notamment aux Pays-Bas, un cadre où les colporteurs ont joué un rôle indéniable.
[6] Mais un livre censuré ne bénéficie pas d’une prorogation de la durée des droits, telle est la décision d’un tribunal à propos de l’ouvrage Les Fleurs du mal écrit par Baudelaire.
[7] Convention de sauvegarde des Droits de l’homme et des libertés fondamentales.
[8] D’autres textes auraient pu être mentionnés. Voir notamment la liste des instruments internationaux des droits de l’homme.
[9] Voir : Les lois et décrets liés au droit de l’information publiés en 2005, ADI, n° 53 (décembre 2004)
[10] Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Version consolidée au 7 mars 2007
[11] Actualités du droit de l’information,
n° 32 (janvier 2003) : L’ordre public
[12]  Les limites de la liberté d’expression face aux exceptions protégeant les intérêts économiques, Paul Van den Bulck, Expertises, juin 2006
[13] En ordre de bataille pour la liberté de la presse, Dominique Candille, Jean-François Cullafroz, Michel Eicher, Alain Girard, Tristan Malle et Friedrich Wulz, Le Monde, 14 juillet 2007 ; La rébellion des journalistes, enfin ? Le Monde diplomatique, juillet 2007
[14] Contrats de production et de diffusion des informations. Regardons les clauses en face !, Cédric Manara, compte rendu d’une intervention faite lors d’une réunion organisée par Juriconnexion, le 27 mars 2007
[15]  30 avril 2003. Cour d’appel de Paris. Réseau Voltaire c/ Société Danone ; Affaires JeBoycotteDanone : la cour d’appel fait prévaloir la liberté d’expression, Forum des droits sur l’internet, 5 mai 2003
[16]  Le logo d’une entreprise, instrument de communication pour les salariés ? Actualités du droit de l’information, n° 81, juin 2007
[17]  Les journalistes bénéficient de quelques exceptions au droit d’auteur.
[18]  13 novembre 2003. C. Cass. Héritiers de Maurice Utrillo c/ France 2. France 2 ne peut pas  s’appuyer sur le droit à l’information ni sur le droit à la citation pour représenter, même fugacement, les tableaux de Maurice Utrillo. Non seulement un barème est appliqué à cette fin par la société qui gère les droits mais la chaîne télévisée pouvait recourir à d’autres moyens pour informer le public.
[19]  Le contrat appliqué au logiciel libre accorde généralement le droit de l’utiliser, de l’étudier, de le modifier et de le redistribuer mais pas forcément à titre gratuit.
[20] Filtre, censure, limitation à la circulation de la connaissance et la culture, Hervé Le Crosnier, BBF, 2002, n°4
[21] Plainte en France contre Google : droit d’auteur ou censure ? Ratiatum, 14 novembre 2006
[22] Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique
[23]  Actualités du droit de l’information, n° 77 (février 2007) : Le propriétaire et l’image de ses biens
[23] Actualités du droit de l’information, n° 77 (février 2007) : Le propriétaire et l’image de ses biens
[24] Actualités du droit de l’information, n° 79 (avril 2007) : Droit et presse
[25] IFLA Committee on Free Access to Information and Freedom of Expression (FAIFE). The World Report Series (rapport 2007 en cours de préparation)
[26]  Google tient bon aux États-Unis mais cède en Chine, Actualités du droit de l’informaition, n° 66, février 2006
[27] Filtrage, censure, limitation à la circulation de la connaissance et la culture, Hervé Le Crosnier, BBF, 2002, n°4
[28] 21 janvier 1999. Cour européenne des droits de l’homme. Fressoz et Roire C/ France. Le salaire du PDG de l’entreprise Peugeot a été diffusé dans le cadre d’un conflit à propos d’un refus d’augmentation des salaires. La Cour a estimé que cette information s’insérait dans un débat sur une question d’actualité intéressant le public.
[29] Principes déontologiques des professionnels de l’information et documentation : le code de l’ECIA (European Council of Information Associations), juin 1999

 


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