Une licence de panorama contre la liberté de panorama ?
:: S.I.Lex :: - calimaq, 30/06/2015
Vendredi dernier, l’euro-député Jean-Marie Cavada a publié sur son site un post dans lequel il explique pourquoi il s’est opposé à la reconnaissance de la liberté de panorama, initialement proposée dans le rapport Reda sur la réforme du droit d’auteur en Europe.
Pour mémoire, la liberté de panorama constitue une exception au droit d’auteur permettant de reproduire des oeuvres protégées – comme des bâtiments architecturaux ou des sculptures – situées dans des espaces publics et de repartager ensuite les clichés. L’espace urbain qui nous entoure est en réalité saturé d’objets protégés par la propriété intellectuelle imposant des restrictions, sans que nous en ayons toujours bien conscience. La liberté de panorama vient en quelque sorte « sanctuariser » l’espace public pour éviter sa « privatisation » par l’inclusion d’éléments protégés et faciliter la rediffusion des images par les individus.
Pour montrer l’importance de ce dispositif, voyez ci-dessous comment nous devrions repartager nos photos de vacances en l’absence de liberté de panorama (et d’autres exemples tout aussi absurdes à retrouver ici).
La directive européenne de 2001 relative au droit d’auteur indique que les Etats-membres peuvent choisir d’introduire ou non une exception pour consacrer la liberté de panorama. Comme le montre la carte ci-dessous, un certain nombre de pays ont déjà créé dans leur loi nationale une telle exception, avec des degrés d’ouverture variables. Mais ce n’est pas le cas de tous les pays européens, et en particulier de la France.
Dans ses propositions initiales, l’euro-députée Julia Reda suggérait d’harmoniser la reconnaissance de la liberté de panorama au sein de l’Union européenne pour éviter les distorsions entre pays qui créent des situations juridiquement inextricables. Mais à la différence d’autres dispositions en faveur des usages, ce point n’a pas été conservé dans le rapport, tel qu’adopté par la commission des affaires juridiques du Parlement européen.
Les eurodéputés français membres de la commission JURI ont joué un rôle déterminant dans ce « détricotage » du rapport Reda, et parmi eux, Jean-Marie Cavada s’est particulièrement illustré par des positions systématiquement alignées sur celles des représentants d’auteurs et des industries culturelles.
La lecture du billet posté par Cavada est assez éprouvante, mais elle a au moins le mérite de révéler le raisonnement qui l’a conduit à rejeter la liberté de panorama. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il est assez consternant et ça le devient encore plus lorsqu’on creuse les intentions réelles qui se profilent derrière !
Amalgame douteux entre Wikipédia et Facebook
L’essentiel de l’argumentation repose en effet sur un amalgame opéré entre Wikipédia et Facebook. On sait en effet que les communautés qui oeuvrent sur Wikipédia comptent parmi les plus fervents défenseurs de la liberté de panorama. L’absence de cette exception bloque la rediffusion des images et c’est la raison pour laquelle les articles relatifs à certains pays (comme la France) restent dépourvus d’illustrations, à cause des bâtiments modernes présents dans les paysages.
Le problème se pose aussi périodiquement pour les concours Wiki Loves Monuments, au cours desquels les internautes sont invités à partager des photos réalisées par leurs soins pour documenter l’encyclopédie. Cette initiative a permis depuis plusieurs années de produire collaborativement plus d’un million d’images librement réutilisables, mais pour les pays ne reconnaissant pas la liberté de panorama, seuls les édifices anciens peuvent figurer sur les photos. C’est ce qui avait conduit par exemple au retrait d’un des photos lauréates d’un des concours de Wiki Loves Monuments, représentant l’ossuaire de Douaumont commémorant la bataille de Verdun, toujours protégé par le droit d’auteur plus de 80 ans après sa construction.
Wikipédia constituant par définition un projet d’encyclopédie libre, les photos ne peuvent y être partagées que si elles sont placées sous des licences autorisant la libre réutilisation (CC-BY-SA, CC-BY, CC0, Public Domain mark), sans restriction concernant l’usage commercial. C’est un des cinq principes fondateurs de Wikipédia depuis sa création, dans le prolongement du mouvement du logiciel libre traduisant la volonté de créer un nouveau bien commun de la connaissance.
Or Jean-Marie Cavada dresse dans son texte un parallèle, complètement fallacieux, entre cette politique de Wikipédia et celle de Facebook :
Lorsque vous créez votre page Facebook, vous signez automatiquement « une charte d’utilisation » comportant un article stipulant que vous vous engagez à céder à Facebook automatiquement les droits de vos photos personnelles à des fins publicitaires et commerciales.
Les CGU de Facebook ont bien pour effet d’octroyer une licence très large d’utilisation à son profit (j’ai eu maintes fois l’occasion de dénoncer sur S.I.Lex ces mécanismes de prédation contractuelle). Mais cela n’a absolument rien à voir avec les principes de fonctionnement de Wikipédia, qui visent à garantir que l’encyclopédie reste libre. Or c’est pourtant à cet amalgame auquel se livre Cavada :
Wikimédia, dans le cadre de négociations répétées avec les créateurs et leurs représentants, pose systématiquement en préambule à toute discussion des conditions contractuelles inacceptables à savoir :
– des images au format « haute définition »
– des images modifiables
– la possibilité d’utiliser ces images à des fins commerciales
Facebook et Wikipédia partagent bien la caractéristique de constituer des « plateformes 2.0″, à savoir des services centralisés permettant à leurs utilisateurs de partager des contenus. Mais ces deux sites n’ont absolument pas la même nature. Par le biais de ses CGU, Facebook organise à son profit une concentration des droits d’usage sur le contenu produit par les utilisateurs (User Generated Content), qu’il exploite ensuite par le biais des publicités affichées en s’accaparant 100% de la valeur ainsi dégagée. Les licences libres utilisées systématiquement sur Wikipédia ont exactement l’effet inverse (j’en avais parlé ici). La fondation Wikimedia n’est pas propriétaire, mais seulement hébergeur du contenu de l’encyclopédie collaborative. N’importe qui peut reprendre des éléments de Wikipédia pour les réutiliser librement, y compris dans un cadre commercial, mais Wikipédia ne pourrait pas elle-même valablement se revendre à un tiers, comme Instagram par exemple l’a fait à Facebook en 2012 en empochant au passage une énorme plus-value sur le dos de ses utilisateurs.
Pour reprendre la grille d’analyse développée par Michel Bauwens, Facebook est une société « for profit » qui se comporte comme un « capitaliste nétarchique » réintroduisant de la hiérarchie dans le réseau et confisquant la valeur produite par les interactions horizontales des utilisateurs qui ont lieu sur sa plateforme. Wikimédia à l’inverse est une fondation « for benefit » dont le rôle est d’aider au maintien des infrastructures assurant la préservation et le développement du bien commun que constitue Wikipédia, dont personne ne peut se revendiquer comme le propriétaire exclusif.
En réalité, on peut difficilement imaginer deux objets plus éloignés l’un de l’autre que Facebook et Wikipédia, mais cela ne dérange visiblement pas Jean-Marie Cavada de les amalgamer, afin de surfer sur la vague d’animosité contre les plateformes américaines, sans voir qu’elles peuvent présenter entre elles de profondes différences.
La liberté de panorama ne concernerait pas les individus
Jean-Marie Cavada explique donc que la revendication d’une liberté de panorama constituerait une sorte de complot orchestré par Wikimedia pour « échapper au paiement des droits aux auteurs, aux ayants droits ou aux sociétés de gestion collective« . Plus encore, il avance que les individus n’auraient pas besoin de leur côté d’une nouvelle exception, car leurs usages seraient déjà juridiquement couverts :
[…] pour ce qui est des citoyens, il existe déjà dans la législation européenne deux exceptions qui permettent aux particuliers d’être automatiquement exonérés du paiement du droit d’auteur pour un usage non commercial du droit de panorama : la copie privée et l’inclusion fortuite (quand une oeuvre est en arrière plan).
Là encore, il y a distorsion grossière de la réalité, mais surtout un gros décalage par rapport aux usages numériques. La copie privée permet en effet de réaliser des clichés d’une oeuvre protégée, mais elle ne permet pas le partage ensuite, car les reproductions effectuées doivent être réservées à un usage strictement personnel. « L’inclusion fortuite » dont parle ensuite Cavada est une exception consacrée en 2011 par les juges en France, qui tolère l’apparition de bâtiments protégés sur un cliché, à condition qu’ils ne constituent pas le sujet principal de la photo. Mais son maniement s’avère particulièrement délicat, car il faut apprécier les circonstances de chaque cas d’espèce pour déterminer si le bâtiment protégé n’est qu’un élément de décor ou le sujet de la photo. Plusieurs années après l’émergence de cette « théorie de l’accessoire », la jurisprudence se cherche encore, ce qui prouve que ce mécanisme n’est pas à même d’apporter un degré de sécurité juridique suffisant, alors que les pratiques photographiques ont explosé dans le même temps.
Jean-Marie Cavada poursuit en affirmant que de toutes façons, la liberté de panorama n’est pas nécessaire pour les individus, car les titulaires de droits ne leur intentent pas de procès, en cas de partage sur Internet d’images incluant des objets protégés :
Savez-vous combien d’utilisateurs ont été assignés devant les tribunaux par des artistes ou leurs ayants droit depuis 10 ans : la réponse est très simple ZERO, que les Etats membres appliquent ou pas l’exception.
L’argument est encore une fois assez malhonnête, car l’absence de liberté de panorama, si elle ne conduit pas à des poursuites en justice (encore heureux !), a bel et bien des répercussions importantes sur les pratiques des individus. On le voit bien justement à travers les lacunes en termes d’illustrations dans les articles de Wikipédia relatifs aux pays n’ayant pas consacré la liberté de panorama.
Mais pour Cavada, l’essentiel n’est pas de regarder en face les pratiques, mais de pouvoir marteler que les plateformes américaines seront les vrais bénéficiaires de la liberté de panorama et pas les individus…
Une licence de panorama à la place de la liberté de panorama ?
Le fait qu’un euro-député puisse tomber dans de tels paralogismes pourrait paraître à première vue assez étonnant. On dénonce souvent l’incapacité des politiques à comprendre les réalités numériques (les turbulences actuelles autour d’Uber en constituent un exemple caricatural), mais il existe quand même des instances publiques capables de discernement. Le rapport récemment remis par le Conseil National du Numérique (CNNum) à propos de la future loi numérique traite par exemple longuement du rôle des plateformes sur Internet, mais en faisant pour sa part parfaitement la distinction entre Facebook et Wikipédia. Le rapport du CNNum fait explicitement le lien entre Wikipédia et l’émergence de nouveaux communs et il encourage même les autorités publiques à contribuer à la production de communs à travers des plateformes comme Wikipédia :
Les communs désignent l’activité des communautés qui s’organisent et se régulent pour protéger et faire fructifier des ressources matérielles ou immatérielles, en marge des régimes de propriété publique ou privée. Jardins partagés, ateliers de réparation, semences libres, cartes participatives enrichies par les habitants, savoirs versés dans Wikipédia par des milliers d’internautes, logiciels libres, science ouverte, échanges de savoirs, … les initiatives fleurissent. En générant et partageant des ressources en dehors des régimes classiques de propriété, en s’appuyant sur l’innovation sociale des individus et des collectifs, les communs ouvrent des approches alternatives qui privilégient la valeur d’usage des ressources (l’intérêt pour les individus et les collectivités) plutôt que leur valeur d’échange (leur monétisation), pour répondre aux grands enjeux auxquels nos sociétés doivent faire face dans cette période de transition.
Et ce n’est pas un hasard de voir que le CNNum incite aussi à consacrer la liberté de panorama en France dans l’objectif « d’encourager le développement de biens communs dans la société » (proposition 50) :
- Garantir la liberté de panorama pour les photographies d’œuvres visibles depuis l’espace public, à l’instar de ce qui a été consacré en Allemagne, au Royaume-Uni, en Espagne et une majorité de pays en Europe.
La position de Cavada pourrait paraître seulement rétrograde ou à côté de la plaque, mais les choses sont réalité plus insidieuses que cela. Car Cavada relaie surtout le point de vue de représentants d’auteurs, et notamment de sociétés de gestion collective, qui nourrissent des intentions bien plus dangereuses.
Après la parution de l’article de Jean-Marie Cavada, on a pu ainsi voir un des juristes de la SCAM (Société Civile des Auteurs Multimedia) applaudir la position de l’euro-député et la mettre en rapport avec une étrange « licence de panorama » présentée comme une alternative à la liberté de panorama :
La discussion sous le tweet montre que le projet consisterait à faire payer à Wikimédia une licence pour pouvoir héberger et diffuser des photos comportant des éléments protégés, comme des bâtiments ou des sculptures figurant dans l’espace public. On n’est donc plus ici dans la critique de plateformes comme Facebook, mais bien dans la volonté de soumettre à redevance des pratiques de partage mises en oeuvre par les individus, en ciblant un acteur comme Wikimedia.
Cette licence de panorama viendrait pousser jusqu’à sa conclusion logique l’amalgame fallacieux dénoncé ci-dessus dans les propos de Cavada. En effet, des sociétés de gestion collective françaises comme la SACEM ou la SACD ont déjà signé des accords de partage des revenus publicitaires avec Youtube, pour les contenus protégés par des droits d’auteur chargés sur la plateforme par ses utilisateurs. Une « licence de panorama » viendrait étendre ce dispositif à Wikipédia, mais en allant beaucoup plus loin. Car l’encyclopédie collaborative ne fait en elle-même aucun usage commercial de ses contenus et elle n’affiche en particulier aucune publicité, ni n’exploite les données personnelles de ses utilisateurs ! Bien au contraire !
Une volonté d’éradiquer les pratiques de partage
Une proposition comme celle de la licence de panorama s’inscrit en réalité dans une stratégie beaucoup plus globale, déployée par plusieurs sociétés de gestion collective françaises pour tenter d’éradiquer progressivement les pratiques de partage sur Internet.
Wikipédia en a d’ailleurs déjà fait les frais : les photographes de l’UPP (Union des Photographes Professionnels) se sont par exemple opposés avec une grande virulence aux concours Wiki Loves Monuments, en estimant que le partage de photos sous licence libre par des amateurs leur faisait une grave concurrence. Ils ont alors demandé au législateur que l’usage commercial de toutes les photos postées sur Internet soit soumis à une gestion collective obligatoire (j’en avais parlé ici). Cela veut dire que le partage sous licence libre serait devenu impossible, car les contrats que sont les licences auraient été neutralisés par la loi française, au bénéfice d’une société collective qui aurait systématiquement fait payer l’usage commercial, y compris contre la volonté des créateurs en les forçant à monétiser leurs images !
Un tel cauchemar n’a heureusement pas été suivi par le législateur pour les photos, mais il est en train de devenir peu à peu réalité pour la musique… Une récente décision de justice a en effet estimé que les musiques sous licence libre sont bien soumises à la redevance appelée « rémunération équitable » instaurée pour compenser les titulaires de droits voisins pour la diffusion publique de musique enregistrée. Cela veut dire que même si un artiste veut autoriser complètement librement la réutilisation de sa musique (et ils sont nombreux à le faire, notamment ici), y compris à des fins commerciales, il ne le peut plus en France. Des sociétés de gestion collective (SACEM, SPRE) vont pouvoir prélever une dîme au passage, ce qui signe l’impossibilité juridique de mettre en partage sa création.
Certaines sociétés de gestion collectives ont pu nourrir des projets plus délirants encore. En Belgique, la très agressive société SABAM a ainsi tenté depuis 2011 de mettre en place de sa propre initiative, sans l’intermédiaire d’une loi, une redevance à laquelle elle entendait soumettre l’ensemble des fournisseurs d’accès à internet, au motif qu’ils permettaient à leurs utilisateurs d’accéder à des oeuvres protégées. Cela revenait à instaurer en contournant le législateur une sorte de « taxe sur Internet ». Heureusement, la justice belge a refusé d’entériner ce projet de redevance sauvage, en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne.
Une idée comme celle de la licence de panorama n’est au fond qu’une forme de résurgence des visées que poursuivent aujourd’hui les maximalistes les plus acharnés du droit d’auteur pour atteindre les intermédiaires techniques. Ils cherchent à faire peser des menaces sur des acteurs comme Youtube pour les transformer peu à peu en une « police privée du droit d’auteur ». Et aujourd’hui, même des acteurs comme Wikipédia ne sont plus à l’abri, que l’on voudrait soumettre au nom du droit d’auteur à une sorte de « gabelle numérique »…
Or pour arriver à leur fins, ces maximalistes ont besoin que ne soient pas consacrées de nouvelles exceptions, car c’est ce qui leur permettra d’agir librement au niveau contractuel en s’appuyant sur leurs droits exclusifs. Dans cette histoire, la liberté de panorama constitue en fait surtout une victime collatérale. Ce n’est certainement pas l’enjeu le plus important pour les industries culturelles, mais elle a une valeur symbolique forte à leurs yeux, car elle permettrait d’étendre la sphère des usages collectifs de la culture. C’est pour cette raison qu’ils cherchent à l’abattre avec autant d’acharnement, bien plus que pour des raisons économiques.
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On voit donc que la prise de position de Jean-Marie Cavada n’est qu’un élément au sein d’un ensemble bien plus vaste. Il est dès lors assez cocasse de l’entendre parler des visées « liberticides » de Julia Reda ou de le voir prétendre oeuvrer pour « préserver les créateurs, mais aussi les consommateurs » quand on comprend au service de quels intérêts il travaille en réalité…
Les amalgames auxquels il se livre peuvent paraître grossiers, mais ils sont tout sauf innocents. Il s’agit en fait de l’écho d’une stratégie bien plus menaçante visant à éroder au maximum les conditions de possibilité du développement de biens communs sur Internet, que promeuvent par petites touches les maximalistes du droit d’auteur.
Mais cela, Jean-Marie Cavada le comprend-il seulement ?
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