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Ecole en bateau : « Parents, où étiez-vous? »

Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 7/03/2013

On les attendait avec un mélange de curiosité malsaine et d'interrogations profondes. A quoi ressemblent-ils, qui sont-ils, ces parents qui hier, ont choisi d'envoyer leurs  enfants âgés de 10 à 15 ans à l'Ecole en bateau ? Ressemblent-ils aux nôtres ? Pourrions-nous … Continuer la lecture

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On les attendait avec un mélange de curiosité malsaine et d'interrogations profondes. A quoi ressemblent-ils, qui sont-ils, ces parents qui hier, ont choisi d'envoyer leurs  enfants âgés de 10 à 15 ans à l'Ecole en bateau ? Ressemblent-ils aux nôtres ? Pourrions-nous leur ressembler ? Comment affrontent-ils leur culpabilité ? Ces questions, on avait l'impression de les voir tourner aussi, et surtout, dans la tête des six jurés citoyens et des trois juges professionnels qui composent la cour d'assises de Paris, lorsque Gilbert K. est venu témoigner à la barre.

Il est enseignant à la retraite. Ses trois fils ont été "pensionnaires" de l'Ecole en bateau entre 1986 et 1991. Ils sont aujourd'hui assis au banc des parties civiles, au procès de Léonide Kameneff et de trois autres membres de l'association, accusés de viols et d'agressions sexuelles sur mineurs.  L'aîné a passé cinq ans à naviguer, le deuxième quatre et le troisième une année.

Parce qu'il "n'était pas convaincu que l'école traditionnelle était la seule bonne solution" pour le développement de ses enfants, Gilbert K. suivait avec attention ce qui s'écrivait sur les écoles alternatives. Le projet de l'Ecole en bateau, qu'il avait découvert dans la revue Autrement, l'avait séduit. Après un "stage" de quelques semaines à bord d'une péniche, son fils cadet, alors âgé de 9 ans, avait été jugé apte pour l'aventure. Du coup, l'aîné avait été tenté lui aussi. "Je ne me voyais pas refuser à l'un ce que j'avais accordé à l'autre", dit Gilbert K.. Il les laisse alors rejoindre le bateau, qui mouillait en Méditerranée. "Je ne me sentais pas propriétaire de mes enfants", il cite Khalil Gibran, "Vos enfants ne sont pas vos enfants..." Il dit encore : "Je me voyais comme un tremplin pour les lancer dans la vie. Hélas, le tremplin..."

Pendant toute cette période, son fils aîné, F., ne revient qu'une fois à la maison, B., le cadet, trois fois. "Nos enfants nous manquaient, mais nous étions tellement heureux à l'idée qu'ils menaient une vie aussi enrichissante." Il y avait bien, de temps à autre, ces petites tensions qui l'opposaient à l'association. "Nous sentions bien que nous n'étions pas bienvenus. La doctrine était que les parents ne lâchaient leurs enfants qu'au bout d'un élastique et qu'il fallait les libérer". Mais rien de sérieux ne vient troubler la "pleine confiance" que Gilbert K. accordait alors au projet de cette école alternative.

D'autant moins, explique-t-il, qu'après leurs années passées sur le bateau, ses trois  fils reprennent brillamment le cours de leurs études. Ecole normale supérieure d'Ulm pour l'un, école d'ingénieur pour l'autre, Sciences Po et Ecole nationale de la magistrature pour le troisième.

Et puis, un jour de 2001, son fils aîné vient le voir. Il a "quelque chose à lui dire". Et il lui raconte que, pendant toutes ces années, son frère et lui ont été victimes d'agressions sexuelles de la part de Léonide Kameneff et d'autres adultes à bord du bateau. B. parle à son tour. Il date sa première agression sexuelle de quinze jours après son arrivée à bord, il avait à peine 10 ans.

Ce père demande alors au président Olivier Leurent l'autorisation de lire les passages d'une lettre qu'il a reçue un peu plus tard de l'un de ses fils. Une confession de seize pages, un long cri d'une violence inouïe, que Gilbert K. lit à la barre en détachant lentement chacun de ses mots.

F. y décrit un "climat de violence psychologique absolue". "Les enfants se trouvaient seuls au monde, physiquement et psychiquement. Pas de visite. Pas de téléphone, aucun moyen de se tourner vers le monde connu. Les mots ‘papa’ et ‘maman’ étaient effacés, les parents étaient dénigrés. Les enfants n'avaient d'autre choix que d'accueillir les bras des adultes qui se tendaient. C'était un monde où la seule issue était la soumission." Il écrit aussi que Léonide Kameneff ne cessait de vanter à bord "la civilisation grecque ancienne qui célébrait les relations entre adulte et enfant".

Le père poursuit la lecture de la lettre de son fils : "La pédophilie était normalisée, car tout le monde était censé être adulte, donc responsable, donc consentant. Le maître caressait, masturbait et l'enfant faisait de même au maître. Et cela se répétait régulièrement, très régulièrement. Ah ! ils s'étaient créé un monde parfait, ces porcs ! Une petite bouche de 10 ans sur le sexe d'un homme de 40 ans!" 

Dans son texte, le fils parle de lui à la troisième personne. Il écrit : "Il pensait qu'il fallait qu'il porte sa part de responsabilité. Il pensait qu'il fallait juste serrer les dents." 

Et puis, soudain, de la même voix lente, presque glacée, comme s'il voulait faire résonner encore plus fort les mots terribles de son fils, Gilbert K. lit cet extrait : "Parents, où étiez-vous ? Quelle folie vous a poussés à abandonner vos enfants à n'importe qui ? Sur ce bateau où vous nous avez envoyés, mes frères et moi, sans le moindre garde-fou, sans contrôle ? Ce n'est pas de l'inconscience, c'est de l'irresponsabilité !"

Gilbert K. replie la lettre et la glisse dans sa poche. Il se tourne vers ses fils, assis derrière lui, à côté de leur avocat.

– J'ai mis longtemps à comprendre. Je sais que le pardon ne se décrète pas. Mon vœu le plus cher est que vous soyez heureux.

Il se tourne, de l'autre côté cette fois, et plonge ses yeux dans ceux des accusés.

– Et à vous, messieurs. Vous qui ne pouvez pas dire, 'je ne savais pas'. Avez-vous encore le culot de vous mentir à vous-même, de vous abriter derrière de pseudo théories fumeuses ? On a d'abord une pratique et ensuite, on invente une théorie pour la justifier." 

Le président Olivier Leurent reprend la parole.

– Personnellement, je n'ai pas de question à poser. 

Du regard, il interroge l'avocat général, les parties civiles et les avocats de la défense. Tous se taisent.

 


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