Mauvais esprit ?
Justice au Singulier - philippe.bilger, 7/02/2015
La fonction d'avocat général à la cour d'assises ne me manque pas et je n'éprouve aucune nostalgie pour ma vie professionnelle de magistrat puisque celle qui l'a suivie me comble.
Il n'empêche qu'il y a des réflexes, des étonnements, des suspicions qui surgissent chez le citoyen et qui ne sont pas étrangers à la méfiance et au scepticisme que l'accusateur cultivait quelquefois.
Je ne sais pas pourquoi, j'ai tout de suite été étonné par l'interview accordée par David Roquet à BFMTV. Il ne s'était pas encore exprimé et il est l'un des quatorze prévenus dans l'affaire du Carlton de Lille. Proche de DSK, il se voit reprocher une infraction de proxénétisme aggravé en réunion.
Il a pour avocat Me Eric Dupond-Moretti (EDM) qui lui-même, avant l'ouverture du procès, avait déjà fait part de son appréciation sur son client et de sa certitude, au-delà, qu'on avait voulu abattre DSK politiquement (JDD). Défenseur d'un talent exceptionnel et d'une extrême habileté judiciaire incluant la stratégie médiatique, je n'avais pas été surpris outre mesure par cette intervention, persuadé qu'elle avait pour visée d'être un prélude, une ligne directrice anticipée. Ce n'était évidemment pas pour rien qu'EDM s'exposait ainsi et exposait aussi sans fard ce que serait sa tactique. A l'évidence, pour que son client en profitât.
Je ne peux pas imaginer une seconde que David Roquet ait répondu aux questions de BFMTV sans que son conseil en ait été informé. Pourquoi, alors, ce circuit de dérivation offrant en primeur à ce média une révélation qu'il aurait dû réserver aux juges ?
Il convient de s'attacher à la substance de celle-ci, qui peut se résumer de la manière suivante : "Je venais accompagné, c'était l'essentiel", "ces parties fines n'étaient pas de l'abattage ni de la boucherie, ces femmes étaient cultivées, élégantes..." et conclusion obligatoire : DSK ne savait pas qu'il s'agissait de prostituées, je le lui avais caché et leur qualité rendait tout à fait concevable son ignorance sans qu'il soit pour cela naïf !
Pourquoi était-il si urgent, pour David Roquet, de s'épancher sur ce plan auprès de BFMTV ?
Comme si une telle révélation ne pouvait pas attendre le questionnement judiciaire, comme s'il fallait brûler ses vaisseaux, annoncer tout à trac ce qu'on avait à dire pour signifier qu'on n'en dévierait pas et, surtout, pour s'en tenir moins à sa propre sauvegarde qu'à celle de DSK, comme si celui-ci importait plus à David Roquet que lui-même ?
Au nom de quoi et pour quelle finalité forcément capitale prendre le risque d'indisposer clairement une juridiction qui n'aime pas être devancé dans ce qui relève de sa mission de recherche de la vérité par quelque trublion médiatique que ce soit ? Il fallait vraiment que l'enjeu fût de taille.
On ne m'enlèvera pas de la tête que ce détour, cette digression par rapport à l'essentiel de l'audience ne sont pas neutres et qu'ils ont un but dont la nature au moins apparente est de préparer, de faciliter et d'annoncer la mise hors de cause de DSK.
Cette imprudence par rapport à une bonne administration de la justice, cette transgression en l'occurrence si surprenante et un tantinet provocatrice sont d'autant plus incompréhensibles en l'état, sauf si un dessein secret les a inspirées, que David Roquet, dans le même entretien, a déclaré que son existence avait été brisée par cette affaire alors qu'ancien directeur d'une filiale du groupe Eiffage, il escomptait de positives et éclatantes retombées de son partenariat avec DSK.
Comment un prévenu, si évidemment conscient de ce qu'il avait perdu et du danger de sa position judiciaire, s'était-il cru cependant autorisé à emprunter ainsi les chemins buissonniers de la justice ?
Je vais m'arrêter là car je n'ai pas assisté aux premiers jours du procès et je ne me rendrai pas à Lille, même pour écouter les plaidoiries de Me Dupond-Moretti, de Me Malka ou de Me Leclerc.
Cette périphérie, à laquelle je me suis attaché, est d'autant plus passionnante que nous disposons, pour les débats eux-mêmes, au moins de trois chroniques quotidiennes de grand talent : celles du Figaro, du Monde et de Libération. J'y suis sans y être. On peut supposer, supputer, interpréter, soupçonner.
Mais jamais conclure.
Ai-je mauvais esprit ?