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Carlton: « Vous étiez l’un des hommes les plus puissants du monde »

Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 10/02/2015

"Vous étiez l'un des hommes le plus puissants du monde..." Dans cet imparfait, il y a tout ce qui sépare l'image fichée dans la mémoire collective, celle de l'homme traqué, sans cravate, assis au banc des accusés devant un tribunal … Continuer la lecture

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Dominique Strauss-Kahn (au centre), mardi 10 février au procès du Carton.  François Boucq pour Le Monde.

Dominique Strauss-Kahn (au centre), mardi 10 février au procès du Carton. François Boucq pour Le Monde.

"Vous étiez l'un des hommes le plus puissants du monde..." Dans cet imparfait, il y a tout ce qui sépare l'image fichée dans la mémoire collective, celle de l'homme traqué, sans cravate, assis au banc des accusés devant un tribunal new-yorkais en mai 2011, de celle de ce mardi 10 février face au tribunal correctionnel de Lille. Dominique Strauss-Kahn a été, il n'est plus l'homme puissant dont la chute a été retransmise en mondiovision.

Bien sûr, il y a cette étincelle d'autorité dans sa voix quand il répond : "Disons que j'ai sauvé la planète d'une crise qui aurait pu être plus grave que celle de 1929". Bien sûr, sa seule présence sur le banc électrice l'audience, comme elle a électrisé ce dossier de la première à la dernière page. Mais au fond on sent bien que tout a changé. Son flegme résigné, le regard d'ennui poli qu'il pose sur tout ce qui l'entoure, le dit. Hier, il était un homme marié et la présence de son épouse à ses côtés ajoutait à la fascination. Aujourd'hui, le prévenu Dominique Strauss-Kahn est "divorcé", comme il l'indique sobrement au président pendant son interrogatoire de personnalité.  Même le consultant international, dont certains chefs de gouvernement s'arrachaient chèrement les conseils, a vu son étoile pâlir depuis la faillite de sa société financière LSK et le suicide de son associé. "J'y ai perdu du temps, de l'argent, et sans doute de la réputation", dit-il.

Alors, l'image du jour, c'est plutôt celle-là: Dominique Strauss-Kahn faisant face au tribunal sur la même ligne que trois de ses co-prévenus, son ami Fabrice Paszkowski, dirigeant d'une entreprise de matériel médical, David Roquet, l'ex patron de la filiale d'Eiffage, les Enrobés du Nord et le commissaire Jean-Christophe Lagarde. Sur la même ligne, ou plutôt, légèrement en retrait, quand le président rappelle tout d'abord aux quatre hommes le délit - proxénétisme aggravé - qui leur vaut de comparaître, en précisant aussitôt que le parquet a requis un non-lieu en faveur de Dominique Strauss-Kahn, au motif que les charges retenues contre lui n'étaient pas suffisantes. Les juges d'instruction, indique-t-il, sont passés outre en relevant pour leur part que l'ancien patron du FMI était bien "l'instigateur" et le "principal bénéficiaire" des soirées organisées avec des femmes dont certaines étaient prostituées.

"Donc, sur les mêmes faits, nous avons deux orientations complètement différentes", souligne Bernard Lemaire, avec cet art maîtrisé de l'équité et du respect du contradictoire dont il témoigne depuis le début et qui donne à chacune des parties le sentiment qu'elle sera librement entendue.

C'est dans ce climat apaisé qu'il demande à Mounia, l'une des jeunes femmes partie civile, de s'avancer à la barre pour donner sa version de l'une des rencontres sexuelles tarifées retenues par l'instruction, à l'hôtel Murano, un luxueux établissement parisien en 2010.

- Racontez-nous cette soirée.

Mounia raconte le buffet dinatoire au premier étage de la suite, où huit personnes - quatre hommes, dont les quatre prévenus, et quatre femmes se retrouvent autour d'un verre. Quand elle aborde ce qui se passe ensuite, à l'étage de la chambre à coucher, sa voix s'éteint.

- C'est difficile...

Elle se reprend.

- Difficile de dire certains mots. Je n'avais pas l'habitude de ces rapports là. J'ai pleuré et je lui ai dit que j'avais mal.

- Y avait-il de la violence ?

- Non, un rapport de force.

- Brutal ?

- Oui, un peu.

- Mais consenti ?

- Oui, consenti.

- Jusqu'au bout ?

- Oui, parce qu'il me fallait cet argent, que j'en avais besoin. J'ai pas dit non, j'ai subi.

- Avez-vous parlé avec lui?

- Oui, je lui ai dit que j'étais mère de famille et que j'avais une formation de secrétaire bilingue.

Me Frédérique Baulieu, la femme de l'équipe de défense de Dominique Strauss-Kahn, passe pour la première fois à l'offensive.  A Mounia, elle demande quelle était "l'atmosphère" de cette soirée.

- Plutôt copain-copine.

- Avez-vous échangé avec les autres femmes sur le fait que vous étiez payée ?

- Non, pas du tout.

- Et avec Dominique Strauss-Kahn ?

- Pas du tout.

 La défense engrange le point. Le président se tourne vers Dominique Strauss-Kahn pour lui demander sa version de cette soirée.

- Vous connaissiez cette jeune femme ?

- Non.

- Ça vous arrivait souvent d'avoir des relations avec des femmes que vous ne connaissiez pas ?

- Dans une rencontre libertine, c'est le principe.

Il dit encore qu'il n'a "pas perçu" son opposition et que "les moments de soumission de l'un à l'autre, de l'homme à la femme ou de la femme à l'homme, ne sont pas le propre du libertinage".  

- Avez-vous remarqué qu'elle pleurait ?

- Absolument pas. Ça m'aurait glacé.

Il affirme surtout avoir "totalement ignoré" que Mounia était une prostituée. "Ce n'est pas ma conception des relations sexuelles, ça ne me plaît pas. J'aime que ce soit la fête, le jeu. Pour moi, ces rencontres étaient des séances de récréation. Une soupape de récréation dans un vie trépidante", indique-t-il d'une voix sereine. Et puis, ajoute-t-il, "il y a une autre raison, les prostituées peuvent faire l'objet de pressions, de la part d'un souteneur, d'un policier. Je ne voulais pas prendre ce risque là". 

Fabrice Paszkowski lui vient en aide. Entre ces deux là, l'amitié fait forteresse au dossier d'accusation. Dominique Strauss-Kahn l'a résumée d'une phrase: "Lors de l'enterrement de ma mère, il y avait vingt-cinq personnes. Fabrice Paszkowski en était". Comme il l'a fait pendant l'instruction, Fabrice Paszkowski indique avoir toujours dissimulé le statut des certaines des convives aux réunions qu'il organisait. Il endosse même le rôle ingrat de celui qui se poussait du col sur ses conquêtes féminines et n'aurait pas voulu avouer à son célèbre ami que ses succès étaient rémunérés. "Personne ne devait savoir que c'était des prostituées parce que ce n'était pas glorieux", répète-t-il.

A leurs propos, il s'emmêle un peu, faisant naître des sourires dans la salle. "C'était une rémunération qu'elles me demandaient de manière occasionnellement régulière" . Il ajoute : "On dit qu'on emmenait des filles en cadeau à Dominique Strauss-Kahn, mais c'est le contraire, le cadeau, c'était Dominique Strauss-Kahn". 

Un peu plus tard, l'ex patron du FMI confirme: "Comment vous dire, c'est une chose difficile à expliquer et je n'ai pas à en être particulièrement fier...Mais cela m'est arrivé souvent d'être dans une situation où une femme s'offrait..."

Voilà que s'avance Jade à la barre. Un roc que cette femme, avec sa voix grave, ses mots choisis, la détermination qui émane d'elle depuis la première fois qu'elle a témoigné. Elle aussi a participé à une soirée rémunérée au Murano - le tribunal examinera mercredi les autres rencontres auxquelles elle s'est rendue, à Washington.

C'était en 2009, elle décrit une scène où, dit-elle, "ça faisait un peu comme dans l'Antiquité, un homme avec toutes ces femmes autour de lui sur un lit. Il y en avait sept ou huit. Tous ces corps qui se mélangeaient, ça m'a révulsée. Ce n'est pas cela le libertinage. Le libertinage, c'est des échanges, il y a un aller et un retour. Là, c'est un aller simple."  

Me Baulieu s'approche, lit la déposition d'une autre participante, qui évoque, elle, un "après-midi de sexe et de plaisir". Refait méthodiquement les comptes des participantes. Pas huit, ni sept femmes, mais trois, quatre au plus.

Dominique Strauss-Kahn intervient dans la brèche. "Je suis convaincu que Jade dit la vérité quand elle décrit son souvenir, mais je dis juste que nous n'avons pas vécu les mêmes scènes". 

Les deux représentants de l'accusation ne lui posent aucune question.

Me Emmanuel Daoud, l'avocat de l'association Le Nid, partie civile au procès, prend la parole à son tour. Il revient sur le "risque" évoqué par Dominique Strauss-Kahn.

- Ces rencontres n'étaient-elles pas un risque en soi? 

- A l'évidence oui. Mais c'était un risque que j'acceptais. J'ai toujours considéré que la vie privée était la vie privée dès lors qu'elle ne nuit pas à la vie publique. J'ai peut-être eu tort. 

On se trompe en guettant l'émotion, le son sourd d'une fêlure dans la voix. Dominique Strauss-Kahn n'offre prise à rien. Il ne livre que ce qu'il a décidé de livrer, avec le même ton de détachement stoïque qui renvoie à ceux qui l'observent et le jugent le miroir de leur propre voyeurisme.


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