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Philippe Djian a-t-il raison ?

Justice au singulier - philippe.bilger, 29/08/2012

Qui peut dire, habité par la passion d'écrire, que Philippe Djian l'a laissé insensible ?

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Je n'ai pas encore lu le dernier livre de Philippe Djian, "Oh..." mais cet écrivain, dans les entretiens que sa discrétion accepte, offre souvent de manière provocatrice mais stimulante son point de vue sur la littérature, le style, le langage et la modernité en art. Il n'y a pas manqué dans un article de Marianne où certains de ses propos sont repris, sous la signature d'Isabelle Curtet-Poulner.
Je crois nécessaire de citer l'essentiel : "En France, on a toute une clique de gens qui ont du talent, qui savent écrire. Mais c'est de la merde. Leur écriture n'amène rien. Rien, rien, rien. Sinon qu'on leur offre d'être dans toutes les émissions, de jouer les petits marquis, de se hausser du col et de parler de choses dont on n'a rien à foutre, en prenant une place qu'ils n'ont pas à occuper. Je ne leur en veux pas mais si tout le monde écrivait comme ça, je ne lirais plus". Et il précise : "Quand une phrase arrive trop belle, trop bien faite, une phrase à la Lambron ou à la Dantzig, il la salit".
Ces lignes m'ont tellement touché parce qu'elles renvoient à des interrogations ou à des dénonciations que je me suis plu à formuler. Elles me concernent d'ailleurs au premier chef sans qu'il y ait évidemment la moindre commune mesure entre ceux célèbres auxquels PD songe ou qu'il nomme ou moi-même inconnu de lui. Mais ce qu'il dévoile avec brutalité dans sa colère fait partie des problématiques sur lesquelles ma volonté de lucidité a toujours désiré s'exercer, y compris à mes dépens.
Je perçois en effet si bien ce que PD veut d'abord signifier avec son sarcasme sur "le talent". Combien de fois me suis-je laissé aller à une surestimation de cette qualité, de cet attribut quand, affichant mon désaccord ou mon hostilité à l'égard de quelqu'un, j'ajoutais : "Mais il a du talent!". Comme si admettre la réalité de cette brillante superficialité, faire cette concession à l'équité permettait instantanément à la personne gratifiée de combler toutes les lacunes de son être et de son intelligence. Comme si le talent était une disposition d'une telle densité qu'elle occupait toute la place alors que, pour PD, elle est à l'évidence lumière facile, éclat sans fond, poudre aux yeux et à l'esprit. Dorénavant, sur ce plan, je vais mesurer mes mots.
L'exposition médiatique de ces personnages "qui savent écrire, qui ont du talent, mais c'est de la merde..." est clairement un scandale mais, pour ma part, je suis enclin à généraliser l'indignation en reprochant à la télévision et à certains magazines - que ce soit pour la culture ou d'autres matières - de porter aux nues le, les médiocres et d'ajouter aux usurpations dont les médias ont été les instigateurs. Ils peaufinent le toc qu'ils ont révélé.
PD, dénonçant la vacuité littéraire promue à cause de son insignifiance même, pourfend le travers médiatique capital qui, dans l'arbitrage à opérer entre l'intelligence non vulgaire et la vulgarité rentable, opte sans l'ombre d'une hésitation pour la seconde. Avec, en plus, les rires et la dérision satisfaits d'eux-mêmes!
Enfin, PD nous contraint à une remise en cause de nos habitudes, de nos préjugés en dénigrant ce qu'on pourrait appeler le "beau style, les "phrases trop belles, trop bien faites". Il mentionne deux écrivains mais je vois bien qu'il pourrait en citer beaucoup d'autres tant notre conception du style, notre maniement du langage nous enferment dans une sorte d'esthétique du convenable, nourrie des humanités, de culture classique ou tout simplement de notre tempérament. Ce qu'on définit comme le fait "d'écrire bien" représente, pour PD, au contraire une dénaturation de la véritable expression écrite qui devrait être étrangeté, inattendu, provocation et défi à l'ordinaire des mots. Au fond, il s'agit de ressusciter le langage et de faire sortir les livres non pas du néant mais du lit confortable et ronronnant de l'habitude. Il ne faut plus écrire comme on s'ensommeille.
Je vois, à mon niveau modeste, comme il est presque impossible de s'arracher de ce qui depuis longtemps a structuré votre esprit et nourri votre manière de penser, de parler et d'écrire.
Il est aisé aussi de deviner les risques de cette conception de PD dans la mesure où elle serait de nature, mal appréhendée, à justifier toutes les dérives, toutes les incorrections.
Peu sont capables, comme Henry de Montherlant dans ses carnets et ses romans, de mêler à un style somptueux des expressions parfois délibérément familières, relâchées, comme le grand seigneur condescendant à se pencher sur le peuple.
Que PD ait raison ou tort dans sa diatribe rageuse qui est la rançon de son amour immodéré pour la langue et l'infinie surprise dont elle doit être porteuse, peu importe au fond. Ce qui compte tient à son exigence, à sa vérité.
Qui peut dire, habité par la passion d'écrire, que PD l'a laissé insensible ?


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