La leçon d’humilité et de lucidité de l’avocate générale au procès du Chambon-sur-Lignon
Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 28/06/2013
Ce n'est qu'une fenêtre d'une heure et demie ouverte sur deux semaines de débats qui se sont tenus à huis clos. Mais quelle fenêtre ! Vendredi 28 juin, devant la cour d'assises de Haute-Loire, au Puy-en-Velay, l'avocate générale Jeanne-Marie Vermeulin a prononcé un réquisitoire d'une exceptionnelle qualité, avant de demander à la cour et aux jurés de prononcer une peine de trente ans de réclusion criminelle avec injonction de soins et rétention de sûreté contre Matthieu M., accusé de deux viols et de l'assassinat d'Agnès Marin, une collégienne de 14 ans scolarisée au Chambon-sur-Lignon.
Les premiers mots de l'avocate générale ont pourtant exprimé le "malaise et l'inquiétude" qu'elle ressentait à l'idée, justement, d'être la seule à prendre la parole publiquement. Avant elle, et à huis clos, les deux parties civiles avaient plaidé, et son collègue du parquet Loïc Erignac s'était attaché à rapporter les faits reprochés à Matthieu M. Après elle, nul écho des plaidoiries de la défense de l'accusé ne franchira les portes de la cour d'assises. Mais cette voix parlant au nom de la société, la profondeur et la lucidité de son analyse, les scrupules et l'humilité dont elle a témoigné ont fait de ce réquisitoire un grand moment d'audience.
"Les faits du Chambon-sur-Lignon auraient-ils pu être évités ? Je ne suis ici ni une donneuse de leçons, ni une redresseuse de torts, ni une inspectrice des travaux finis. Je ne suis pas là pour égrener des 'y'avait qu'à' et des 'on aurait dû'. Je me sens totalement solidaire de mes collègues car je sais combien la décision est solitaire et combien ses enjeux sont complexes. Cette décision n'est pas que rationnelle, elle dit que le juge est un être humain, avec ses richesses et ses faiblesses.
Mais je ne peux pour autant me dérober à l'examen lucide de ce dossier, qui a permis à Matthieu M. d'être livré à lui-même dans une 'réserve de trentre filles', comme l'a dit un témoin. Cet examen, je le dois à cette famille blessée, à cet accusé peut-être mal protégé, à une institution dont la place dans la société est majeure et qui a le devoir de l'assumer de manière exigeante et responsable."
L'avocate générale aborde alors les différentes étapes du processus qui a conduit à la remise en liberté de Matthieu M. : la première est cette expertise psychiatrique, confiée au docteur Claude Aiguesvives, qui a exclu toute dangerosité de l'adolescent. "Je reproche à cet expert un avis lapidaire et trompeur dans sa formulation". Evoquant les circonstances du premier viol reproché à Matthieu M., en août 2010, qui témoignent d'une préméditation – l'adolescent avait entraîné sa première victime, Julie, âgée de 14 ans, dans un endroit reculé où il avait préalablement noué à des branches d'arbre les cordelettes avec lesquelles il l'a attachée –, Jeanne-Marie Vermeulin observe : "La préméditation est très rare, voire exceptionnelle, dans les viols commis par les adolescents. Elle porte le sceau d'un fonctionnement pervers qu'on aurait sans doute immédiatement envisagé si l'accusé avait été adulte. Mais face à un adolescent, il y a ce besoin d'espérer sans lequel le professionnel ne peut exercer son travail au quotidien. Bien sûr qu'il faut avoir de l'espérance pour faire ce métier, mais elle doit rester lucide, sinon elle est intenable."
L'avocate générale en vient alors à la décision, prise par la juge d'instruction, de remettre en liberté Matthieu M. après quatre mois de détention provisoire.
"C'est la manière dont cette décision a été préparée qui pose problème", a-t-elle observé. Dès le lendemain de la mise en détention de leur fils, la famille de Matthieu M. s'était mise en quête d'un établissement scolaire susceptible de l'accueillir. Après de multiples échecs auprès d'autres lycées, ils avaient obtenu l'accord du Cévenol pour une inscription dès le mois de septembre 2010. "Son père va donc présenter une solution 'clés en main' à la juge." Or, souligne l'avocate générale, "cette inscription n'a pas été évaluée. Ni la juge ni le parquet n'ont exercé le minimum de contrôle sur cet établissement, alors que celui-ci est un campus mixte et sans murs, qu'il a une réputation de laxisme et de défaut de surveillance. J'estime que c'était l'établissement le moins adapté possible au cas de Matthieu M."
C'est pourtant sur la base de ce certificat de scolarité et après une simple conversation téléphonique avec l'expert psychiatre – sans même attendre de lire l'intégralité de son rapport qui sera remis quelques jours plus tard – que la décision de remise en liberté de Matthieu M. est prise. "L'expert a dû se montrer très rassurant, mais un contact n'est pas un rapport. Et il y a des décisions qui demandent un minimum de temps et d'attention."
A l'autre bout de la chaîne, il y a la direction du Cévenol, qui accepte l'inscription de l'adolescent. Après l'avoir nié, le directeur de l'établissement a admis que le père de Matthieu M. avait évoqué devant lui des faits "d'agression sexuelle". "Il y a là un manque de curiosité étonnant de la part du directeur d'un établissement mixte qui n'a pas cherché à en savoir plus sur les faits reprochés à l'élève. L'inscription de Matthieu M. au Cévenol est une insulte au bon sens !", conclut l'avocate générale.
Jeanne-Marie Vermeulin relève ensuite la "multitude de carences dans le suivi de l'adolescent, qui n'ont pas permis de rectifier le tir" : d'abord le "cadrage minimaliste" donné par la juge d'instruction sur le suivi psychiatrique de Matthieu M., ensuite le faible nombre de visites rendues par les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) au Cévenol pour s'assurer du comportement de l'élève, alors que des alertes auraient dû être données, notamment lorsqu'il a été surpris en train d'essayer de télécharger un film à caractère pédopornographique sur un ordinateur de l'établissement.
L'avocate générale souligne enfin que, parmi les soignants choisis pour prendre en charge Matthieu M., la première était une psychiatre lituanienne s'exprimant avec difficulté en français – la cour et les jurés ont pu s'en rendre compte lorsqu'elle est venue déposer à l'audience – le second un "psychothérapeuthe" qui a reconnu lors du procès n'avoir aucun des titres auquel il prétendait.
"Je n'ai aucune certitude que Matthieu M. n'aurait pas récidivé s'il s'était trouvé dans un cadre plus contraignant. Mais ailleurs qu'au Chambon-sur-Lignon, il n'aurait pas rencontré Agnès Marin. C'est une sorte de tapis roulant que l'on a déroulé devant lui. Je comprends la colère et l'indignation de la famille d'Agnès. Nous ne pouvons pas nous réfugier derrière la question des effectifs ou des moyens insuffisants et des lois mal faites. Nous avons le droit et le devoir d'exiger des moyens qui nous permettent de travailler correctement, mais cette exigence doit nous permettre d'accepter la critique quand elle est justifiée. Nous ne pouvons pas esquiver les questions sur notre responsabilité. Ce constat n'a de valeur que s'il est un appel à mieux faire."
L'avocate générale aborde la deuxième partie de son réquisitoire, consacrée à la personnalité de Matthieu M. et au débat, soulevé par sa défense, sur la question de sa responsabilité pénale. Reprenant les conclusions des deux collèges d'experts sollicités après le viol et l'assassinat d'Agnès Marin, elle considère qu'au moment des faits, le discernement de Matthieu M. n'était pas aboli, et que celui-ci est donc responsable pénalement. Elle estime toutefois qu'il doit bénéficier d'une atténuation de sa responsabilité.
Reste la question de la peine à prononcer. "Demain ne sera sans doute pas plus encourageant, plus porteur d'espoir qu'aujourd'hui pour Matthieu M. Au mieux, on peut espérer une stabilisation, au pire, il se sera enfoncé dans la maladie mentale. Ses deux victimes avaient quelque chose de solaire, de lumineux. Or, des jeunes filles belles, gaies, lumineuses, il y en a d'autres. Tout cela, il vous faudra l'avoir à l'esprit pour prononcer une peine avec lucidité."
A la cour et aux jurés, Jeanne-Marie Vermeulin demande d'écarter l'excuse de minorité qui fixe à 20 ans le maximum de la peine encourue. Cette limitation, rappelle-t-elle, peut être levée pour les mineurs en cas de récidive, ce qui est le cas de Matthieu M., qui encourt dans cette hypothèse la réclusion criminelle à perpétuité. "Vingt années d'emprisonnement ne rendraient pas compte de la gravité des faits. Et il ne faut pas donner à Matthieu M. la possibilité de devenir violeur ou tueur en série."
Elle requiert trente ans d'emprisonnement avec une injonction de soins. Puis elle ajoute : "Les nuages sont si lourds et si noirs qu'ils me conduisent à solliciter également une mesure de rétention de sûreté."
"Cette justice n'apportera ni la paix ni la sérénité à ceux qui souffrent. Elle ne dissipera pas l'amertume et la colère. Son seul mérite, c'est d'exister et d'être la seule réponse à la question de savoir comment mieux protéger la société. Elle ne peut le faire que si elle répond avec force et détermination. Cette justice, vous la devez à cet accusé qu'il faut arrêter dans son élan criminel. Vous la devez à ses deux victimes. La vivante, qui doit vivre et qui vivra. La morte, qui ne doit pas sombrer dans l'oubli et dans l'indifférence."
Le verdict est attendu dans la soirée.