Marine Le Pen : le redoutable caméléon...
Justice au Singulier - philippe.bilger, 9/03/2020
Il y a des personnalités politiques qui à force d'habileté et de volonté ont tiré les leçons d'un échec capital et sont parvenues sinon à se transformer du moins à beaucoup progresser sur le plan de la forme et de la technique.
Marine Le Pen a compris que même pour le verbe, notamment médiatique, l'apparence comptait beaucoup et qu'on ne pouvait pas donner l'impression, pour espérer convaincre, de s'en prendre en permanence par exemple aux journalistes. Elle a accompli d'immenses progrès sur ce plan, en tout cas par rapport à un Jean-Luc Mélenchon ou à un Nicolas Dupont-Aignan toujours dominés par leur nature.
Aussi rien ne serait pire que de continuer à la juger comme si elle était encore dans la posture ridicule et incompétente du second tour de l'élection présidentielle de 2017 face à Emmanuel Macron qui n'en a fait qu'une bouchée, parce qu'elle s'était défaite elle-même.
Les Français ne s'y trompent pas d'ailleurs puisqu'un fort pourcentage n'exclut plus qu'elle puisse l'emporter en 2022. Ressasser "le plafond de verre" n'a plus de sens alors que la politique de ce pouvoir semble aujourd'hui dépassée par ses propres manoeuvres : cherchant obstinément à faire croire que le Rassemblement national était son seul adversaire, il a trop bien réussi et a installé ce parti dans une configuration où par moments celui-ci n'a même plus besoin de se mobiliser mais peut seulement laisser le réel et les infinies maladresses et imprudences du gouvernement militer en sa faveur.
L'invocation présidentielle au progressisme, à l'ouverture, au refus du repli sur soi et à l'obligation d'une sorte de bienveillance démocratique a fait long feu.
D'autant plus que d'une part Emmanuel Macron ne peut plus demeurer aveugle aux bouleversements préoccupants de notre humus social et national, à l'éclatement de notre vivre-ensemble, de notre identité. Et que d'autre part la faiblesse de l'autorité de l'Etat - compensée par trop de violences ponctuelles - et une politique pénale aussi peu intelligemment humaniste que vraiment efficace et protectrice concèdent, au quotidien, un immense espace à l'opposition du RN.
Mais ce n'est pas tout et ce n'est pas le plus dangereux.
Le péril extrême réside dans le fait que Marine Le Pen, ne se souciant aucunement, dans l'élaboration et la diffusion de son projet, d'une quelconque cohérence interne dans les avancées qu'elle propose, sur le plan national et/ou international, a pu ainsi se faire une spécialité de tirer son miel de tout, d'exploiter le pire comme de bénéficier du meilleur. Rien de ce qui existe, grâce à cette méthode, ne lui demeure étranger et elle va, sans l'ombre d'un souci, se mêler des brisées de l'adversaire, s'immiscer dans des causes qui naturellement ne devraient pas la regarder, se nicher partout où il y a des gains à prendre et de la globalité facile à récolter.
Que les ignorances, les approximations ou les outrances soient légion n'a rigoureusement aucune incidence sur sa trajectoire ascendante. La suspicion à l'égard de tout pouvoir ne la met pas seule au banc des accusés et, surtout, le bruit qu'elle fait, avec une contradiction lente et sans le moindre impact, relègue la nature discutable du message.
Derrière ce processus qui constitue toute contradiction apparente non plus telle une faiblesse mais au contraire comme l'opportunité d'un cumul diablement performant si on se fie aux sondages, il y a un dessein mûri qui est moins populiste qu'ostensiblement cynique : à force de tout brasser, je priverais les autres de leurs armes puisque je les aurais devancés et je me parerais d'une sorte d'universalité. Je serais le réceptacle de tous les mécontentements et des révoltes d'une société qui n'en peut plus. Je ne me mêlerais surtout pas des luttes et des combats qui n'auraient pas besoin de moi - par exemple, comme hier, ceux des Gilets jaunes - mais j'en récolterais les fruits. Dans l'abstention comme dans l'action je n'aurais qu'une seule ambition : que rien ne se pense, ne se fasse sans le RN au point que même le haïr lui adresse un hommage pervers. Le comble du bonheur républicain : en faire sans cesse une menace contre la République !
Marine Le Pen est un chef de parti délibérément imprévisible.
N'est-ce pas elle qui tance l'Union européenne trop faible face à Erdogan ? (Le Point). Elle déjoue les probabilités les plus assurées et cherche systématiquement à se tenir là où on ne l'attend pas.
Elle a étouffé la France insoumise malgré les protestations indignées et talentueuses d'Adrien Quatennens (Grand Jury). Là où cette dernière joue petit bras, elle use d'un grand braquet qui recueille l'or comme la lie. Elle a intégré la base de la communication d'aujourd'hui : mieux vaut s'indigner faussement qu'approuver justement.
Elle qui était hostile à toute union des droites au sommet, à petits pas la favorise à la base, dans l'empirisme et l'appétit des positions et intérêts municipaux.
Souligner que depuis le cinglant échec de 2017 elle n'est plus la même, plus douée, plus rouée, plus fine n'est pas la complimenter : c'est au contraire alerter.
Redoutable caméléon avec une stratégie qui elle "marche" vraiment, elle pourrait même prendre les couleurs d'une présidente de la République.