La pensée en vacances
Justice au Singulier - philippe.bilger, 23/08/2015
Une fois qu'un hommage a été rendu à ceux qui ont très peu de vacances et qui travaillent beaucoup, j'ose avouer que l'été est une saison qui offre des délices intellectuelles.
On a du temps, on baguenaude, on passe des heures au petit déjeuner, on achète les journaux très tard en ayant peur de ne pas trouver Le Monde, on est prêt à tout entendre et à répliquer toujours avec courtoisie, les paradoxes n'effraient pas et on parcourt à bride abattue le champ de l'actualité.
On découvre sur soi des choses étonnantes, qu'on ne supporte pas le compagnonnage avec des êtres qui ne maîtrisent pas bien le langage ou ne savent pas l'apprécier chez les autres mais qu'on adore les contradicteurs cultivés qui stimulent ou même déstabilisent.
Il ne s'agit pas non plus d'évoquer n'importe quelle actualité ou épisode, Inès de la Fressange contrainte de faire démolir une construction, Valérie Trierweiler dansant comme une hystérique chez Didine ou Benoît Poelvoorde ayant conscience sur le tard qu'il "s'emmerde" dans les émissions d'Arthur le samedi soir et que celles-ci sont nulles et d'une vulgarité promotionnelle absolue.
Sans fatuité aucune, au hasard de mes rencontres familiales ou amicales j'ai eu bien mieux si j'ose dire.
Une discussion passionnante sur la définition de ce qu'est un véritable intellectuel. Une personne qui en effet a d'abord le goût des idées et est capable, grâce à cette appétence, de réunir, de rassembler, d'atteindre prosaïquement, dans les circonstances les plus quotidiennes, les plus banales, le général et l'universel. Non pas l'anecdote qui enferme mais l'analyse qui ouvre. C'est un don rare et un talent remarquable pour la vie en société. Aussi quel dommage que les intellectuels, à mon sens authentiques, soient trop souvent des solitaires, des misanthropes et pire, sur un autre plan, des gens qui ne savent pas écouter autrui !
J'ai même abordé les cimes de l'absolu et de la transcendance. Je me suis abreuvé à des sources revigorantes ou désespérantes qui ont cherché à me convaincre de tout et de son contraire.
Que notre condition, enfermée entre un début non souhaité et une fin imprévisible mais fatale, était absurde et que son caractère erratique devait précisément nous rendre heureux.
Que notre existence était placée sous le signe d'un mystère, qu'elle ne pouvait pas seulement être enclose dans un temps limité et que d'immenses espaces inconcevables pour l'esprit humain l'attendaient. Que les trois années publiques de Jésus-Christ sur terre avec ses actes et ses propos hors du commun renvoyaient forcément sinon à des certitudes rafraîchissantes pour l'âme, du moins à des doutes bienfaisants qui ont toujours fait, pour moi, la qualité de mes interlocuteurs.
Je ne prétends pas avoir raison mais j'ai toujours détesté la dérision, la gouaille, le sarcasme au sujet des croyances d'où qu'elles viennent et quand elles s'expriment avec dignité et humanité. J'aimerais que les athées, les "bouffeurs de curés", les laïcards frénétiques respectent leurs adversaires autant qu'ils l'exigent d'eux en retour.
Enfin j'ai abordé un thème souvent discuté avec un infini plaisir en compagnie d'artistes, de créateurs, de critiques, de réalisateurs et, globalement, de professionnels de la culture.
Celui de la dénaturation des oeuvres par de petits maîtres qui s'estiment plus légitimes et plus importants que les immenses créateurs, les génies du théâtre, du cinéma ou de la littérature.
La volupté d'être totalement à l'unisson avec une brillante intelligence caustique et informée soutenant avec justesse que pour apprécier l'art et ses oeuvres les plus incontestables, il convenait de se mettre à l'intérieur d'eux en s'inspirant de la volonté de ceux qui les avaient conçus et de considérer leur dessein avec modestie, avec humilité.
Et non pas prétendre substituer ses impressions secondaires, son point de vue parasite, son totalitarisme de seconde main à la fulgurance admirable des pièces, films et livres qui nous avaient fait la grâce d'offrir à l'humanité un miroir fidèle, exemplaire, sombre ou grandiose, d'elle-même.
On n'a pas besoin, par exemple, d'un Jean Douchet venant doctement s'immiscer dans la limpidité éblouissante de chefs-d'oeuvre comme "Fenêtre sur cour" d'Hitchcock ou "La prisonnière du désert" de John Ford. On n'a pas besoin de psychanalystes contrariés ayant pour ambition d'éclairer des chemins obscurs que le talent justement avait su rendre transparents pour tous. Rien de pire que ceux qui posent sur l'intelligence et la créativité immédiates et évidentes,comme un pléonasme, leur lourdeur d'interprétation et leur pédantisme qui détourne plus qu'il n'attire.
On n'a pas besoin d'analystes croyant nous éblouir en nous démontrant que les oeuvres classiques ne sont belles que parce qu'elles annoncent aujourd'hui alors que l'inverse est vrai. Comme l'a lumineusement démontré Jean-Michel Delacomptée, Montaigne est génial précisément parce qu'il serait tragiquement et intellectuellement mal à l'aise dans notre monde et que ce qu'il cultive est aux antipodes de notre modernité vulgaire. On n'a pas besoin de ces metteurs en scène "re-créant" Molière ou Shakespeare. On n'a pas besoin de ces personnalités qui s'invitent péremptoirement à des tables dont le menu les dépasse de cent coudées.
J'ai été ravi de constater qu'il y a encore des esprits, des amis, des délicatesses qui se soumettent à ce qui nous honore depuis si longtemps et n'avaient pas pour vocation de dégrader les génies porteurs d'universel et d'éternité en portant sur eux un regard trop imprégné de nous et pas assez d'eux.
Pour la pensée, quelle béatitude ce serait si les vacances pouvaient durer toute l'année ! Nous ne nous reconnaîtrions plus !