Henri Guaino victime de la liberté
Justice au singulier - philippe.bilger, 15/09/2013
J'ai la passion de comprendre les hommes, a dit Jean-Paul Sartre un jour où il n'avait pas envie de fusiller intellectuellement et politiquement ses adversaires en accablant certains sous d'ignobles comparaisons animalières.
Il avait raison car rien, en effet, n'est plus passionnant que cet exercice d'intrusion dans une terre étrangère - autrui, notre prochain, tellement présent et si peu là en même temps.
Cette volonté d'aller à la rencontre de l'inconnu tapi en chacun de nous est d'autant plus difficile à mettre en oeuvre mais exaltante quand elle s'attache à une personnalité qu'on estime et dont on ne voudrait pour rien au monde se séparer. A l'égard de laquelle les critiques même constituent un message, un lien, une fraternité imparfaite mais décisive. Il y a des êtres qui pèsent plus à cause de la déception qu'ils inspirent que de la complicité qu'ils suscitent.
Pour moi, Henri Guaino est de ceux-là.
Je ne peux m'empêcher de lui être reconnaissant car c'est lui qui m'a arrêté un soir sur mon chemin pour me proposer de nous voir avec, je l'admets, beaucoup de tolérance de sa part.
C'est également lui qui, alors qu'il était déjà devenu député, à l'émission de Caroline Roux sur France 5: C politique, l'une et l'autre à mon sens irremplaçables, a fait part de son amitié pour moi. Nous étions en pleine polémique à cause de ses propos - discutables : c'est un euphémisme - sur le juge Gentil. Il a ajouté que j'étais "gangrené par l'antisarkozysme". Il y avait là forcément de l'ironie puisqu'il était clairement mon pendant à front renversé par son ravissement durable pour notre ancien président dont il a affirmé "qu'il hantait toutes les têtes".
En tout cas pas la mienne ou, alors, par vigilance pour ne pas le voir réapparaître sous des oripeaux qui forcément seront toujours les mêmes.
Par exemple le livre de Bruno Le Maire, "Jours de pouvoir", se veut sympathique et chaleureux à son égard mais, s'il est fidèle, quelle piètre image présidentielle se dégage de ces pages : un narcissisme sans cesse à la quête d'une consolation, une décontraction apparente mais l'exigence d'une inconditionnalité muette, une action, un volontarisme jamais précédés par une pensée, un enthousiasme culturel de gamin sans l'ombre d'une profondeur, une bande de ministres sous l'égide d'un chef moins mûr qu'eux chargé de la France comme exutoire à ses propres faiblesses, un monologue épuisant. La défaite inéluctable, presque comme un soulagement.
L'UMP a traîné de l'esprit et de la résolution mais le 17 octobre et en novembre elle va enfin procéder - une première pour un président battu ! - à l'inventaire de son quinquennat en n'excluant pas, je l'espère, sa manière peu élégante et erratique de présider, l'état de droit bafoué et la justice domestiquée - au fond, ce qui a conduit les enthousiastes de 2007 à voter pour François Hollande en 2012 (Le Monde).
Quand Henri Guaino travaillait à l'Elysée sous les ordres de Nicolas Sarkozy, sa fonction de conseiller mais spécial ! - certes, il l'était ! - lui permettait de beaucoup s'exprimer et on ne saurait, durant ces nombreux moments où il avait pour mission de cautionner, d'expliquer, de justifier une politique souvent incohérente, illisible, lui reprocher une quelconque vanité. Le bonheur d'argumenter et de répliquer lui suffisait et force est de reconnaître qu'il n'hésitait pas à défendre n'importe quelle cause dès lors que son idole républicaine l'avait lancée dans le débat public. Comme il avait du talent et que son intelligence ne répugnait pas, bien au contraire, à la contradiction vigoureuse, il était apprécié même par ceux qui ne l'aimaient pas mais l'entendaient comme devant un spectacle.
Il n'était pas libre tout de même de proférer n'importe quoi. Un fil invisible, subtil mais d'obédience le reliait à l'Elysée et sa capacité de polémique était forcément circonscrite à un cercle où le sujet traité lui imposait une vision, une parole et des repères directement inspirés par ses échanges fréquents avec Nicolas Sarkozy. Il était non seulement l'écriture de son maître mais sa voix avec, il est vrai, la singularité d'un esprit doué pour des variations sur un thème déjà préparé.
Puis il y eut la défaite de 2012.
Son élection comme député dans une circonscription théoriquement facile mais qui lui a causé du souci, surtout parce qu'on ne voulait pas de lui comme candidat UMP.
Le député Guaino est devenu un autre. J'exagère.
En tout cas, ce qui le retenait encore hier a disparu. Victime de sa liberté, de la liberté, ce cadeau précieux mais dangereux pour les esprits et les âmes naturellement exaltés, il ne cesse pas de s'afficher en électron imprévisible, en vibrion provocateur et en empêcheur de penser et de parler raisonnablement. Inutile de prendre des exemples. A plusieurs reprises - en oubliant même les insultes à l'encontre de Jean-Michel Gentil et sa demande, ensuite, de soutien parlementaire -, il a défrayé la chronique politique et médiatique en ressassant qu'il était "trop mal payé" et, sans rire, en n'excluant pas qu'il puisse concourir au sein de l'UMP pour la présidentielle. Si notre sauveur d'hier et, pour Guaino, de demain n'est pas en lice, je présume.
On ne se moque pas d'un Henri Guaino sans chercher à percer ses mystères. Ce n'est pas la vanité qui le gouverne ou alors cette apparence de vanité des timides craignant tellement d'être exilés dans l'ombre qu'ils forcent sur leur propre lumière. L'intelligence demeure, et la sensibilité, et l'émouvante enfance et jeunesse, mais son nouveau statut leur a fait perdre sens, lucidité, mesure. Henri Guaino est parti vers cet étrange pays où la pensée ne gouverne plus la parole mais un désir tellement intime, un entêtement si constant, une frénésie si absurde d'être soi à tout prix que le propos éclate, se dilate, s'effondre pour se muer en une exclusive émanation de la difficulté d'être et de la rage d'exister. Les mots sont passés à la trappe avec leur inutile banalité, il n'y a plus que soi.
Ce n'est même pas cette dérive trop souvent constatée - contre laquelle je me bats - qui vous persuade que liberté et vérité vont forcément de pair. Ce qui est faux même s'il ne peut y avoir la chance d'une vérité s'il n'y a pas une forte aptitude à la liberté.
Pour Henri Guaino, il me semble que le processus est plus grave. C'est l'excès, l'outrance, la provocation nue et la maladie de surprendre qui sont devenus le sens et la validité. On a quitté le royaume classique de la normalité même sophistiquée pour se repaître des scandales dérisoires ou non qu'on crée. Il ne s'agit plus d'avoir raison mais de faire du paradoxe et parfois de la déraison une ligne de rupture qui pourrait finir par lasser.
On va bientôt pouvoir parler malheureusement comme Henri Guaino s'il persiste. Parce qu'il est aisé d'imiter ce qui cherche plus que tout à être une caricature.
Pour exister, pour être seul.
Henri Guaino ne doit surtout pas être livré à lui-même.