Star Wars VIII : l’impasse d’une industrialisation de la mythologie
– S.I.Lex – - calimaq, 6/01/2018
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Le huitième épisode de la saga Star Wars The Last Jedi est sorti sur les écrans le mois dernier et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a provoqué des réactions explosives. La réception de ce nouvel opus est d’ailleurs assez paradoxale, comme on peut le voir sur le site de référence Rotten Tomatoes, car si les critiques professionnelles lui adressent la note très honorable de 90%, le film recueille auprès du public un score de 50% seulement, soit la pire appréciation de toute la série (y compris le controversé épisode II de la prélogie L’Attaque des Clones, c’est dire...).
Ce chiffre de 50% est d’ailleurs assez représentatif des réactions que l’on peut rencontrer en ligne : les fans de la saga ont soit apprécié, soit détesté les choix du réalisateur Rian Johnson, sans demi-mesure (disclaimer : je me range résolument dans le second groupe). On trouve beaucoup de critiques ou de commentaires en vidéo, mais celui que j’ai trouvé le plus intéressant est celui de la chaîne Cult’N’Click qui s’efforce justement d’expliquer pourquoi le film est aussi clivant :
En gros, on peut dire que si l’épisode VII de J.J. Abrams avait – à juste titre – été accusé d’être une sorte de remake déguisé de l’épisode IV Un nouvel Espoir, reprenant quasiment à la lettre la structure du premier film, Rian Johnson a choisi au contraire de prendre le contrepied systématique de toutes les attentes, sans craindre au passage de fouler aux pieds certains des grands totems de l’univers Star Wars (notamment tout ce qui tourne autour des Jedis).
Son film n’échappera pourtant pas non plus complètement à l’accusation de recyclage des films précédents (il comporte de très lourdes citations des épisodes V et VI…), mais il y a malgré tout chez lui une volonté de rupture radicale qui ne pouvait que faire entrer en convulsion les fans hardcore de la saga. Or c’est justement la réaction d’une partie de ces fans qui est intéressante à observer et à analyser (notamment d’un point de vue juridique).
Bataille à coups de « canon »
Une pétition a en effet été lancée par des fans en colère pour que Disney, à qui appartient désormais la licence, retire littéralement cet épisode VIII de la saga.
L’épisode VIII était une parodie. Il a complètement trahi l’héritage de Luke Skywalker et des Jedi. Il a trahi les raisons-mêmes pour lesquelles la plupart d’entre nous, en tant que fans, aimions Star Wars. Cela peut être réparé. Tout comme vous avez effacé 30 ans d’histoires, nous vous demandons d’en effacer un de plus, Les Derniers Jedi. Retirez-le de la saga, repoussez l’épisode IX et re-faites l’épisode VIII correctement pour restaurer l’héritage, l’intégrité et le caractère de Luke Skywalker.
Plus exactement, ces fans demandent à ce que Disney use du pouvoir qu’il détient à présent pour retirer l’épisode VIII du canon officiel de la série. Cette notion de « canon » est essentielle pour comprendre les rapports qui existent entre les industries culturelles et les communautés de fans. Même si le titulaire des droits sur une oeuvre peut tolérer (comme J.K. Rowling par exemple le fait avec Harry Potter) que les fans produisent leurs propres histoires à partir de son univers, il reste le seul à pouvoir déterminer quels éléments fictionnels vont intégrer officiellement l’univers de référence pour former le « canon » de l’oeuvre.
Lors du rachat de la franchise Star Wars, Disney a d’ailleurs usé de cette prérogative en prenant la décision radicale de déclarer nul et non avenu «l’univers étendu de Star Wars», c’est-à-dire l’ensemble des prolongements produits au fil des années sous forme de romans, de jeux vidéo, de téléfilms et autres produits dérivés. Seuls les six films de la saga (trilogie + prélogie) et les séries TV The Clones War et Rebels définissent à présent le « canon » de Star Wars. Tout le reste a été « rétrogradé » au statut de « Légendes » et pourra continuer à être commercialisé sous cette étiquette, mais sans « compter » véritablement dans l’histoire.
Donc ici, les fans demandent à Disney d’utiliser ce pouvoir de « déclassement » dont la firme dispose en tant que titulaire des droits pour éjecter l’épisode VIII du canon, car eux-mêmes estiment que cette nouvelle oeuvre ne satisfait pas aux critères minimum de fidélité à l’univers de référence pour en faire partie. Pour paraphraser Obi-Wan Kenobi, l’épisode VIII a introduit une trop grande perturbation dans la Force qui menacerait à présent, selon eux, l’ensemble de la cohérence de la saga Star Wars.
Comme un fantôme de droit moral…
Il est intéressant de relever le registre lexical employé par les fans à l’origine de cette pétition : ils invoquent une atteinte à « l’intégrité » du personnage de Luke Skywalker et ils demandent le « retrait » du film. Ces termes font très fortement penser à ce que l’on appelle dans le droit d’auteur « à la française » le droit moral, qui appartient à l’auteur et lui permet justement de s’opposer aux atteintes à l’intégrité de son oeuvre. Le droit moral comporte également un droit de retrait (dit aussi droit de repentir) qui permet théoriquement à un artiste de retirer une oeuvre de la circulation s’il estime qu’elle ne correspond plus à sa vision ou à ses exigences en tant que créateur.
Pourtant le droit moral est réputé ne pas exister dans le système du copyright américain (même si ce n’est pas complètement vrai). Mais dans l’histoire de Star Wars, cette question de « l’intégrité de l’oeuvre » a joué un rôle important dans les rapports entre l’industrie et la communauté des fans. On sait par exemple que George Lucas a fait jouer d’une certaine manière son « droit de repentir » à propos des films de la trilogie originale, en les retouchant au fil des rééditions successives pour modifier des éléments qui ne le satisfaisaient pas. Or les fans hardcore de la saga n’ont jamais accepté ces modifications qu’ils considéraient comme une véritable dénaturation de l’oeuvre, d’autant plus grave qu’il devenait avec le temps difficile de se procurer dans le commerce les versions originales. Le conflit a été si loin que certains fans ont produit une « Despecialized Edition » qui retire tout ce que les éditions « spéciales » suivantes ont ajouté ou enlevé aux films d’origine, au prix d’un travail minutieux s’apparentant à celui d’un restaurateur.
Ce qui est intéressant ici, c’est qu’alors que le droit moral constitue dans la perspective française ce qu’il y a de plus personnel dans le rapport entre un créateur et son oeuvre, il existe au contraire à propos de Star Wars un conflit pour déterminer qui est légitime pour préserver l’intégrité de l’oeuvre. Le public a osé dénier au créateur original de cet univers, George Lucas en personne, le droit de définir ce qui pouvait constituer la forme définitive de l’œuvre, en estimant qu’il pouvait se poser en « gardien » de son esprit.
Évidemment, le phénomène n’a fait que s’amplifier depuis que Disney a racheté la franchise, tant les craintes étaient grandes que la firme ne dénature Star Wars. Les fans les plus durs avaient déjà poussé les hauts cris lorsque Disney a décidé d’éjecter hors du canon l’intégralité de l’univers étendu (même si ce choix était quelque part nécessaire pour pouvoir produire une nouvelle trilogie sans être lié par cet amoncellement écrasant). Mais le conflit autour la défense de l’intégrité de l’oeuvre va à présent se déchaîner au vu de ce que Rian Johnson a « osé » faire avec cet épisode VIII.
Quelque part, on peut dire que le réalisateur utilise sciemment la « dénaturation de l’oeuvre » comme un procédé créatif à part entière, et ce au moins à trois niveaux différents. The Last Jedi dénature d’abord les six premiers films, en introduisant des incohérences telles que l’équilibre global de la saga est rompu. Il dénature aussi l’épisode VII, car plusieurs des éléments scénaristiques introduits par J.J. Abrams sont délaissés ou brutalement abandonnés (le mystère autour du Leader Suprême Snoke ou celui des origines de Rey). Enfin, on peut même aller jusqu’à dire que le film se dénature lui-même, puisqu’il comporte tout un arc narratif (les péripéties de Finn et Rose sur la planète Casino) qui n’a aucune utilité réelle dans l’histoire et brise la cohérence logique de l’ensemble. Il est donc assez normal à ce stade que certains fans en viennent à demander à Disney de supprimer l’épisode en l’éjectant en dehors du « canon officiel.
Industrialisation de la mythologie
Or il est intéressant de constater que l’importance de ce pouvoir de définition du « canon » tient essentiellement à la nature « mythologique » de Star Wars. Ce qui est si spécial avec cette saga, c’est qu’elle constitue une « oeuvre-univers » qui a déjà acquis le statut de mythologie moderne, au même titre qu’en leur temps l’Illiade ou les aventures du Roi Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde. Le propre d’une mythologie est d’être non pas simplement une oeuvre, mais une « matrice à histoires » engendrant une prolifération de versions et de prolongements à partir d’un matériau de base. Dans le cas de Star Wars, si les fans ont produit des multitudes d’oeuvres dérivées, plus ou moins tolérées par LucasFilm, c’est l’industrie culturelle elle-même qui a participé à la prolifération de l’univers, notamment à travers la production – souvent à visée très mercantile – de l’univers étendu.
Mais il y a une différence fondamentale avec les mythologies anciennes, qui tient à l’irruption de la propriété intellectuelle caractéristique de notre époque. Disney a les moyens d’industrialiser la production de ce mythe moderne qu’est Star Wars à une échelle qui était inaccessible à LucasFilm, mais ils ont en plus le pouvoir exclusif de déterminer ce qui rentre officiellement ou pas dans le « canon » de l’univers. Dans les temps passés, ce monopole n’existait pas, car les oeuvres étaient produites directement dans la « vallée du Folklore » : les trames d’histoire, les personnages, les noms de lieux, etc. n’appartenaient à personne et à tout le monde à la fois, et chacun pouvait produire une nouvelle version pour étendre l’univers, sans réelle notion de « hiérarchie ».
Disney a d’ailleurs à présent l’intention d’utiliser ce pouvoir exclusif de définition du canon de Star Wars de manière beaucoup plus « rationnelle » que ne l’avait fait LucasFilms, comme l’explique cet article fascinant du Monde. Désireux d’exploiter le filon Star Wars jusqu’au bout, Disney est bien décidé à faire proliférer au maximum les déclinaisons de l’univers, au rythme d’un nouveau film par an, assorti de romans, de comics, de jeux vidéo et de tout ce que l’on pourra imaginer. Or un tel foisonnement de l’univers va immanquablement engendrer des risques de fragilisation de sa cohérence, comme ce fut le cas pour l’univers étendu du temps de LucasFilm. Mais pour parer à ce problème, Disney a mis en place une cellule spéciale chargée de garder la mémoire de l’oeuvre et de garantir l’intégrité de l’ensemble :
Pour s’assurer de conserver malgré tout la cohérence que vise Disney, le studio s’est organisé. La publication de comics, déjà, est désormais assurée par Marvel Comics, filiale du groupe, plutôt que par Dark Horse, partenaire habituel de Lucasfilm.
Mais surtout, autour de Leland Chee, déjà responsable de la hiérarchisation de l’univers étendu pour George Lucas, s’est ainsi constituée une équipe, le Star Wars Story Group (groupe des histoires de Star Wars). Ce sont eux que les réalisateurs viennent consulter quand ils ont besoin de vérifier un élément de la mythologie « Star Wars », ou quand il s’agit de donner un nom crédible à un personnage, une planète ou une arme. « Nous participons à tous les aspects de la narration de Star Wars », confirme M. Chee sur Twitter.
Cet aspect me paraît extrêmement intéressant, car d’une certaine manière, on peut aussi y voir une forme de « corporatisation » et « d’industrialisation » du droit moral, alors même que celui-ci n’existe pas théoriquement aux États-Unis. Sauf que cette industrialisation en renverse littéralement le sens, car là où le droit moral en France est censé protéger les réalisateurs contre les studios (en leur réservant notamment le fameux Final Cut – pouvoir d’arrêter le montage du film), c’est l’inverse qui se produit avec ce droit moral « industrialisé » : il vient au contraire protéger la cohérence de « l’oeuvre-univers » contre les réalisateurs qui pourraient venir la dénaturer.
Sortir de l’impasse par un vrai retour aux légendes
Tout le problème, c’est que malgré la mise en place de cette organisation, Disney a manifestement d’emblée failli dans son rôle de gardien de la cohérence de l’univers de Star Wars, ce qui provoque en retour la colère des fans qui viennent le lui reprocher. Ils lui rappellent que le pouvoir de fixer le canon ne peut se réduire aujourd’hui au simple exercice des droits de propriété intellectuelle : la communauté des fans dispose d’une puissance propre en la matière et, comme avec les retouches de George Lucas sur la trilogie originale, une lutte va à présent s’engager à propos de l’incorporation ou de l’éjection de cet épisode VIII dans le canon. Il y a bien entendu très peu de chances – voire aucune – que Disney cède officiellement à la pression des fans, mais l’histoire de Star Wars sera marquée de manière indélébile par ce conflit de légitimité et nul doute que cela rejaillira sur l’écriture de l’épisode IX.
Pour moi, cet épisode a même une signification plus profonde : il marque en réalité l’impasse dans laquelle aboutit nécessairement le processus d’industrialisation de la mythologie. On ne peut construire une mythologie au sens propre du terme sur la base de la propriété exclusive que présuppose le copyright, car l’essence même des mythes est collective. C’est d’ailleurs ce qu’a très bien senti J.K. Rowling avec Harry Potter, en autorisant de manière assez libérale les fans à produire leurs propres histoire dans son univers. Une oeuvre qui acquiert un caractère mythologique échappe forcément à son créateur et elle ne peut pas être « contenue » dans les limites fixées par une industrie. Ce n’est pas pour rien que Disney a cherché à « démystifier » méthodiquement Star Wars avec cet épisode 8 : c’est que la firme sent bien qu’elle ne pourra recycler cette oeuvre à l’infini dans ses circuits industriels qu’à la condition de lui « extirper » ce statut de mythe moderne.
Les fans hardcore de Star Wars ont bien senti le danger, mais ils se trompent à mon sens en demandant à Disney d’utiliser son pouvoir de définition du « canon » pour retirer l’épisode VIII, car tout le problème réside dans l’existence même de ce pouvoir qui s’enracine dans la propriété intellectuelle. Si Star Wars était dans la même situation que la légende du Graal, peu importerait à vrai dire que cet épisode soit si mauvais : ce ne serait qu’une incarnation de plus parmi d’autres de l’oeuvre et elle n’empêcherait personne de continuer l’histoire dans une direction différente. La légende du Graal est à jamais « indestructible »‘ parce qu’elle est dans le domaine public et que plus personne ne peut plus revendiquer une exclusivité sur cette oeuvre, alors que Disney détient Star Wars comme un actif immatériel, ce qui lui donne le pouvoir de « prendre en otage » la conscience collective.
La morale de tout ceci est la suivante : notre époque est encore capable de produire des oeuvres mythiques et il faut s’en réjouir. Mais la propriété intellectuelle « séquestre » cet imaginaire et permet à l’industrie cinématographique de confisquer l’usage de ces oeuvres pendant des décennies, quand bien même elles habitent l’âme populaire. Or l’exemple de Star Wars montre que cette industrialisation de la mythologie ne fonctionne tout simplement pas et qu’elle engendre des conflits tellement vifs avec le public que la situation devra certainement évoluer, sous peine que le système finisse par exploser (ou que les mythes finissent par en mourir…).
Une porte de sortie pourrait être de réduire drastiquement la durée du droit d’auteur ou bien de laisser à l’industrie un monopole d’exploitation commerciale des oeuvres, tout en autorisant légalement le public à produire ses propres histoires en créant un véritable droit au remix et aux fanfictions. Mais il faudrait sans doute aller plus loin en renonçant à l’idée même d’un pouvoir capable de fixer le « canon » d’une oeuvre, ce qui permettrait le retour à une authentique culture « folklorique » qui fut pendant des siècles et des siècles la vraie matrice des légendes de l’humanité.
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