Frédéric Taddéï : une affinité médiatique et élective...
Justice au Singulier - philippe.bilger, 5/11/2017
Quel bonheur de me donner le droit de fuir la dénonciation médiatique, de sortir de la critique de journalistes surestimés et de n'avoir pas à rejoindre le président de la République dans sa mise en cause du corporatisme des médias ! Quel soulagement de quitter l'aigreur et parfois l'irritation pour de l'estime, une complicité si forte et sincère que je la croyais inconcevable !
Frédéric Taddéï (FT) qui s'exprime rarement ne mâche pas ses pensées et ses mots (Le Monde).
Quand il considère que "France Télévisions, c'est un gâchis... sa présidente Delphine Ernotte ne connaît rien à la télé et est en train de casser France Télévisions", il m'écartèle sur le plan de l'amitié entre Michel Field qui est proche d'elle et l'apprécie et lui-même qui n'est pas en général dénué de lucidité. Mais heureusement pour moi, cette tonalité acerbe n'est de loin pas l'essentiel de son propos.
Quelques extraits me permettront de faire mieux comprendre pourquoi je me suis trouvé en union intellectuelle avec FT sur le plan de sa conception du dialogue, de l'écoute, de la liberté et du choix de ses invités.
Jean-Pierre Elkabbach lui avait confié "il y a dix-sept ans une heure d'entretiens en direct dans l'après-midi...ce qui lui plaisait c'est que je pouvais interviewer avec autant de plaisir Edgar Morin qu'Ophélie Winter !"..."Dans "Ce soir (ou jamais!)", je mettais un point d'honneur à ne pas interrompre mes invités...Les émissions de talk se multipliant à la télévision et en radio sont trop souvent de faux débats oscillant entre le café du commerce et la conversation entre amis...Pour comprendre le monde, les vrais débats sont nécessaires à condition de pouvoir entendre des avis divergents et de comprendre pourquoi les gens ne sont pas d'accord... Je réfute le terme d'expert qui a été trop galvaudé... Les experts militaires ou antiterroristes que l'on voit sur les plateaux me font mourir de rire... Ceux qui m'intéressent sont ceux qui ont une réelle autorité dans leur milieu et l'important c'est de multiplier les milieux... Il n'y a pas de bons ou de mauvais clients mais que de bons ou de mauvais intervieweurs... Les patrons de chaîne pensent que les gens intelligents regardent de moins en moins la télé. Ce n'est donc pas la peine d'offrir des programmes exigeants. Je crois qu'ils ont tort...".
Tout serait à citer de ce qui constitue en quelque sorte le mode d'exercice de FT à la radio et à la télévision ("Hier, aujourd'hui, demain" pourtant arrêté au bout d'une saison parce que "visiblement, cette émission intellectuelle dérangeait la direction"!).
Protestation d'autant plus remarquée de sa part qu'on ne l'avait jamais entendu se plaindre des changements et des horaires qui avaient pu affecter sa présence télévisuelle : le corporatisme n'était pas son fort !
Le pluralisme des invités, le ridicule d'experts prétendus (même sur le plan sportif !), savoir passer de l'apparemment insignifiant au grave - c'est la nature et la pertinence du regard qui font la différence -, de l'éclat, de la lumière à la profondeur et au concept, laisser parler sans éprouver le besoin de justifier sa présence par mille interruptions intempestives, avoir le talent et éprouver le besoin de l'écoute, favoriser la contradiction, préférer élever que rabaisser, démontrer que la vigueur du fond est indissociable de la qualité et de la courtoisie de la forme, accepter de se poser en simple questionneur sans se prendre pour la personne qui a à répondre - autant d'exigences et de dispositions d'esprit qui m'ont toujours semblé obligatoires, fondamentales même si, auditeur ou téléspectateur, je subissais l'inverse, ou que convié à débattre ou à réagir, j'étais témoin de leur transgression, que citoyen passif, je bouillais parce que de formidables outils de communication étaient dévoyés par ceux qui auraient dû les utiliser au mieux.
Depuis que Sud Radio a bien voulu me confier "La voix de Bilger" le vendredi, je ressens la chance inouïe de concrétiser ce à quoi j'ai toujours cru. Le passage de mes entretiens vidéo au dialogue radiophonique est déterminant qui montre que FT ne prêche pas dans le désert. Il n'y a aucune fatalité à ce que la démarche d'interrogation tourne mal au lieu d'offrir sa richesse à l'auditeur, à partir du moment où modestie et curiosité d'un côté s'allient à liberté et spontanéité de l'autre. Sud Radio, pour moi c'est la possibilité de faire du FT en acte !
Je voudrais terminer ce billet par deux observations qui éclaireront ce que le propos de FT pourrait avoir d'ambigu pour certains.
Ce qu'il énonce n'est pas naturel. C'est la conséquence d'une volonté, le résultat d'une prise de conscience, la rectitude d'une déontologie. En quelques circonstances, j'ai remarqué, les émissions terminées, comme FT se libérait et en quelque sorte redevenait ce que le grand professionnel n'avait pas eu le droit d'être durant une heure ou deux. La retenue intelligente laissait place à une intelligence et à une culture volontiers provocatrices. J'aime que le journalisme exemplaire soit une ascèse. Pour mon propre compte, j'avais découvert cette volupté singulière de l'effacement qui est comme un repos que s'octroie une participation trop réactive à tous les débats du jour.
L'importance qu'attache FT aux idées, à la contradiction et à la culture pourrait laisser croire à une pesanteur, à une sorte d'ennui distingué qui résulteraient forcément de cette conception élevée de la radio et de la télévision. Cette impression est totalement fausse puisque, bien au contraire, l'effervescence et le pluralisme, sans la moindre chape de censure, sans l'ombre d'une autorité intrusive, suscitent enthousiasme et le plus vif des intérêts.
Quel bonheur, en effet, de pouvoir se détourner de l'acrimonie au sujet des médias pour pouvoir se féliciter que Frédéric Taddéï soit pour moi, dans ce domaine, une affinité élective !