Les apparences sont contre nous
Justice au Singulier - philippe.bilger, 4/04/2015
Depuis quelque temps, l'apparence triomphe et la superficialité domine. Le physique devient un argument et l'esthétique moutonnière s'impose.
Réunissons, pour le meilleur et pour le pire, ce qui manifeste que peu ou prou on est passé des idées aux corps, des concepts aux imperfections et des contradictions aux visages. Une certaine humanité se regarde et ne va pas au-delà de la peau et de l'allure immédiate, pour critiquer qui elle n'aime pas. On a parfois l'impression que les critères d'appréciation et de sélection ont été désertés par la compétence et la rigueur pour tomber dans une sorte de subjectivisme forcené et ébloui dans l'instant.
Quand on compare la désignation à l'unanimité de Mathieu Gallet il y a quelques mois par le CSA avec ses dérives ultérieures ou anciennes et la contestation permanente de ses choix et de sa gestion, on a le droit de s'interroger : a-t-il été choisi sur sa belle mine ou sur les qualités profondes qu'on lui prêtait (Le Monde) ?
Lors de la campagne pour les élections départementales, officiellement ou officieusement, sur les plans politique ou médiatique, un barrage s'est effondré (lepoint.fr).
Je regrette que Nicolas Sarkozy, qui a pourtant pâti de tant de remarques disgracieuses et inconvenantes sur son apparence et sa manière d'être, ait lui-même lâché vulgairement la bonde sur le physique de Marine Le Pen.
Je déplore que des candidats du FN, peut-être discutables, aient d'abord été moqués sur leur tête avec une critique emplie d'une condescendance de classe. L'élégance réelle ou prétendue des privilégiés contre la grossièreté obligatoire des simples, des modestes, des "populistes" ! La parfumée et suave France du haut contre la malodorante France du bas !
Cette appétence pour l'apparence se traduit aussi par ces grands cycles qui rassemblent une multitude, sur un mode mécanique, autour d'une mode qu'on adopte, bizarrement, pour ressembler plutôt que pour tenter de se distinguer. Cette vague qui soudain a submergé notre société : il ne faut plus être imberbe. Il n'y a plus un sportif, un journaliste, un artiste qui n'ait emboîté le poil à tous les autres. Barbe de trois jours ou plus fournie : l'éventail est large et la monotonie multiple.
Il est fascinant de considérer comme des corporations diverses et dites adultes sont pourtant si aisément séduites par un mimétisme bas de gamme et seraient sans doute impuissantes à sauvegarder leur liberté et leur esprit critique face à des dangers et à des conformismes irrésistibles.
Ou bien faut-il admettre qu'il y a une infinité de gens qui attachent suffisamment d'intérêt à leur contemplation pour d'un jour à l'autre, d'une semaine à l'autre, se prendre pour objet d'étude et de métamorphose ? Je crains que la réponse doive être affirmative puisqu'un sondage du Parisien nous a appris que "58% des jeunes de 18 à 24 ans se trouvent beaux".
Un tel narcissisme assumé, revendiqué - comme Natacha Polony a su aussi justement l'analyser - est le signe éclatant, à la fois d'une faiblesse intellectuelle, d'une immodestie choquante et, probablement, d'un relativisme esthétique peu clairvoyant (lefigaro.fr).
Heureusement, cette concentration tout de même assez récente sur l'apparence - pour s'en féliciter ou la dénigrer - n'a pas que des effets négatifs et peut démontrer la lucidité politique plutôt que sa faillite.
Le combat initié sur le plan parlementaire, et approuvé par tous, contre l'anorexie, l'extrême maigreur, leur exploitation par les créateurs de mode et leur contagion perverse dans un univers féminin tenté par cet extrémisme, est très salutaire. En dehors de mes goûts personnels qui me portent - et je suis comblé - vers des rondeurs pulpeuses ayant su s'arrêter à temps, il me paraît que cette immixtion dans l'intimité du mannequinat - par un amendement visant à interdire l'emploi de mannequins trop maigres - est évidemment souhaitable même si elle semble confirmer la tendance de ce pouvoir à se mêler, mais pour de mauvais motifs et sur des terrains qui devraient demeurer strictement personnels, de ce qui nous regarde (TF1).
Que des députés, en état de grâce consensuelle même si l'opposition a vu rejeter sa version plus sévère, aient fait passer le souci de la santé publique avant une démagogique et irresponsable tolérance donne de l'espoir : il y a des snobismes et des désastres civilisés qui ne continueront plus à sévir.
Les apparences sont contre nous et le pire est que généralement on ne peut rien contre elles.
Alors, quittons, autant qu'on peut, sur tous les registres, la surface et n'ayons pas peur d'aller à la recherche des profondeurs.
J'ajoute pour ne pas être béat : s'il y en a !