Service public, service de soi ?
Justice au singulier - philippe.bilger, 22/03/2013
Sous l'égide aimable d'Alessandra Sublet, une controverse passionnante, courtoise mais sans complaisance entre Patrick Cohen et Frédéric Taddéï (France 5).
Si on en a beaucoup parlé, c'est que la joute concerne un problème essentiel qui est le rôle du journaliste dans le service public et le rapport qu'il doit entretenir avec la liberté d'expression.
Quand Christophe Hondelatte, kamikaze médiatique et intelligemment provocateur, énonce que Véronique Genest non seulement a le droit d'être islamophobe mais de le dire, il suscite une forte réprobation chez ceux pour lesquels cette hostilité serait contraire à la bienveillance systématique qu'imposerait leur humanisme. Mais son propos n'est pas de nature à susciter, au-delà de lui-même, une effervescence critique et stimulante.
Qui a été secrétée, au contraire, par l'opposition entre Cohen d'un côté et Taddéï soutenu par Schneidermann de l'autre.
Je connais ces trois personnalités et je les apprécie pour les avoir pratiquées dans leur exercice professionnel. Je n'ai jamais eu à pâtir, en aucune façon, de l'une d'elles. Aussi, pour écarter d'emblée tout soupçon de connivence et donc d'inévitable fadeur, je souligne que mon parti est pris et que je me range - cela n'étonnera personne pour qui me connaît - dans le camp du service public plutôt que dans celui du service de soi. Sous la bannière de Taddéï de préférence à celle de Cohen.
Il convient cependant de rendre grâce à Patrick Cohen qui, au lieu de se livrer à une censure sournoise, comme certains, et de la nier avec des protestations d'innocence civique, a explicitement admis que sur France Inter, une liste noire existait et qu'au moins cinq personnalités n'y seraient jamais invitées parce qu'on n'avait pas envie de les entendre : Tariq Ramadan, Dieudonné, Alain Soral, Marc-Edouard Nabe et Mathieu Kassovitz. En approfondissant cette hostilité analysée par Schneidermann, il apparaît que pour quatre d'entre elles au moins, elle est liée "aux choses désagréables qu'elles ont dites sur les Juifs, Israël ou le sionisme" et donc au fait qu'elles auraient contrevenu "à un dogme" (JDD.fr).
Ce n'est pas faire injure à Patrick Cohen que de souligner que l'atmosphère de liberté maîtrisée à laquelle il aspire ne lui est pas propre et que sur cette radio des journalistes n'ayant pas son talent - en particulier, je ne supporte pas Pascale Clark dont le ton et la posture de questionnement me hérissent - s'inscrivent dans cette même mouvance d'éthique décrétée.
En réplique, la position de Frédéric Taddéï est infiniment limpide et cohérente. Je peux la résumer ainsi : "Le service public ne m'appartient pas, mes sympathies ou antipathies ne doivent pas entrer en ligne de compte. Je m'interdis toute liste noire et de censurer sur le service public à partir du moment où on respecte la loi".
Taddéï, pour dissiper les inquiétudes morales de Patrick Cohen, faisait un constat décisif qui à mon sens l'a constitué comme le vainqueur de ce dialogue musclé. Au cours des 657 émissions de "Ce soir (ou jamais !)", pas une seule fois l'animateur n'a été obligé d'intervenir pour faire taire quelqu'un.
Cet affrontement intellectuel est vieux comme le journalisme et ne cesse pas aujourd'hui d'engendrer des effets contrastés.
Le journaliste s'efface parce que, auxiliaire du service public, il a pour mission et pour honneur de mettre en oeuvre un pluralisme qui, même discutable éthiquement, n'a pas vocation à être brimé dès lors qu'aucune foudre judiciaire ne l'a atteint. C'est la conception de Taddéï à laquelle Cohen objecte que le journaliste se doit aussi d'être un citoyen engagé et que tout ne peut pas être soutenu par n'importe qui sur le service public. La conscience de Cohen accomplit et accomplira le tri au nom d'une subjectivité elle-même lourde de préjugés. Pour résumer, profondément Cohen est un juge quand Taddéï se veut seulement - et c'est beaucoup - un journaliste, un éveilleur. Taddéï exclut quand la loi l'a ordonné, Cohen quand il l'a décidé. L'un est un serviteur, l'autre un maître.
Je ne sais pas si la démarche de Cohen relève de la "faute professionnelle" comme le lui impute Schneidermann mais en tout cas d'une vision professionnelle impérieuse, guère modeste dans son expression. Il y a, derrière elle, le risque de l'hypertrophie du personnage qui informe, la tentation du justicier qui pointe. Ils sont d'autant plus à craindre qu'on a pu constater, de sa part comme de celle d'autres dans l'audiovisuel, que la contrainte d'avoir à inviter et à questionner des politiques qui ne plaisent pas s'accompagne généralement d'une partialité et d'une rudesse réservées seulement à quelques-uns.
Il me semble que, poussé dans ses retranchements, Cohen a traité avec trop de désinvolture - à cause de sa gêne ? - la réplique perfide de Taddéï lui rappelant que "des ministres condamnés, y compris pour racisme" avaient été conviés dans la matinale de France Inter. Nul n'ira jusqu'à lui contester cette liberté mais, "journaliste payé par le contribuable", il devrait alors être attentif à ce que sa bienséance éthique et sélective a d'inéquitable. Plutôt que de s'attacher à un journalisme de responsabilité impossible dans sa définition pleine et entière, Patrick Cohen pourrait accepter l'humilité à la fois républicaine et médiatique de Frédéric Taddéï : sa force, son pouvoir résident dans un comportement qui précisément ne s'en assigne aucun.
Je me souviens d'Anne Sinclair qui, star de la télévision, refusait systématiquement de faire venir sur son plateau Jean-Marie Le Pen. Je l'ai critiquée, j'avais tort. Elle avait un motif pour s'abstenir : le procès les ayant opposés. Que je sache, avec les cinq personnalités interdites à France Inter, Patrick Cohen n'a nul contentieux.
Trop souvent, pour la liberté d'expression et les défaillances des journalistes, la discussion tourne court parce que le progressisme dominant et le désir incoercible de censure ne sont, par commodité, que confrontés à une sorte de parole et de justification libres et sauvages.
Mais Frédéric Taddéï, c'est autre chose.
Que cette vigoureuse empoignade ait eu lieu entre eux - utile pour tous - est à l'honneur de l'un et de l'autre.
On progresse.