Google ou lorsque le lien hypertexte est un enjeu économique
Paralipomènes - Michèle Battisti, 26/11/2012
Le lien hypertexte ne serait plus libre pour tous. On sentait bien poindre çà et là des tentatives en ce sens ; voilà qui est porté à présent clairement dans le champ politique.
Le projet avait fait du buzz (ou ramdam) à la fin de l’été 2012 : l’Allemagne allait adopter une loi [1] obligeant Google à payer pour le référencement des articles de presse [2], la France suivrait, tout comme l’Italie.
Faire payer Google pour les liens établis vers la presse est une velléité ancienne : l’AFP en 2005, Copiepresse, une société de gestion collective, en Belgique en 2006, le Geste en France en 2009 [3], …. En ce mois de novembre 2012, le buzz est retombé, mais François Hollande souhaitait que les négociations aboutissent en fin d’année, l’occasion de faire le point.
Pourquoi une loi ?
Face à un modèle économique fragilisé, la presse cherche à obtenir un retour sur investissement en organisant une « redistribution de la valeur dans l’économie numérique ». La presse, certes, est déjà subventionnée pour être modernisée et elle bénéficie en outre du trafic généré par Google. Tout ceci étant jugé insuffisant, la « taxe » Google représenterait une source de financement supplémentaire.
Il s’agit de sauver la presse dans « l’intérêt public », indique clairement le projet de proposition de loi remis à Aurélie Filippetti par l’association de la presse IPG[4]. Google, qui se targue aussi de répondre à l’intérêt général, capterait aujourd’hui la manne publicitaire au détriment des éditeurs de presse. Le modèle économique de Google va d’ailleurs au-delà d’Adsense, service de publicité contextuelle, cible essentielle du projet de loi, pour s’étendre à d’autres services (tels que Google Actualités notamment) offerts sans publicité aujourd’hui, dont les données contribuent à « améliorer la pertinence de ses algorithmes » et lui permettre, dans le cadre du web sémantique, de capter la valeur née de la diffusion de l’information, point moins rarement évoqué que le « cynisme » fiscal de Google.
Que dit la proposition de loi ?
Selon cette proposition, encore à l’état de projet, les organismes de presse bénéficieraient d’un droit voisin, droits voisins créés en 1985 pour les artistes-interprètes, mais aussi pour les producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes et les entreprises de communication audiovisuelle, soit également pour protéger des investissements. Jusqu’à présent les éditeurs ne pouvaient être que cessionnaires de droits d’auteurs. Ils disposeraient donc ainsi à la fois des droits d’auteurs et de droits voisins [5].
En tant que titulaire d’un droit voisin, ils percevraient les sommes collectées au titre d’une redevance (et non d’une taxe) [6] leur permettant d’obtenir une « rémunération équitable » en échange de l’autorisation accordée pour établir un lien vers leur articles, faculté à laquelle ils ne pourraient plus s’opposer. Le défaut de paiement, pendant une durée de 5 ans après la date de publication, serait sanctionné, tout comme, ajoute la proposition de loi (bien que ce soit déjà le cas), l’accès non autorisé à des articles non librement accessibles.
Les sommes à verser, selon des barèmes définis par une commission mixte, calculées ensuite en fonction du « comportement des internautes à l’égard des liens », seront collectées par une société de gestion collective. Tout ceci est calqué sur le système créé pour la copie privée, soumis aujourd’hui encore, plus que jamais peut-être, à de violentes critiques ou, moins décrié, pour la diffusion de la musique du commerce par les radios [7], pour donner deux exemples de licences légales.
Quelques commentaires
Le recours au droit d’auteur. Bénéficiant d’un droit voisin du droit d’auteur, les organismes de presse renoncerait à contrôler un mode d’exploitation de leurs œuvres : activer un lien, contrairement à ce qui a été dit dans le passé, notamment au sein du Forum des droits sur l’internet, se traduirait-il par une droit de reproduction ou de représentation [8] ? En Allemagne, on semble s’être appuyé sur la reproduction partielle, quelques lignes découlant de l’indexation par les moteurs ce qui, au regard du droit d’auteur semble plus cohérent. Si la protection des extraits d’œuvres peut sembler aberrante, c’est pourtant ce que les tribunaux tendraient à reconnaître. Or, c’est clairement un agissement parasitaire que l’on entend contrecarrer et l’action aurait pu être menée sur d’autres fondements que l’atteinte au droit d’auteur. Certes, cela pourrait s’avérer plus compliqué ….
Un droit voisin supplémentaire. A l’heure où il serait plus opportun sans doute de simplifier les règles et d’éviter de créer de nouveaux droits. Par ailleurs, et c’était inévitable, les journalistes se manifestent pour revendiquer un reversement d’un partie de la redevance au titre de leurs droits d’auteur.
Une vie sans Google ? Google jouit toujours d’un grand succès. J’ignore ce qu’il en est au Brésil, mais dans ce pays la presse a décidé de se passer de Google Actualités (mais reste toujours accessible via le moteur généraliste), considérant même que le référencement accompagné de quelques lignes lui faisait du tort, et de s’aligner sur le modèle du New-York Times, (accès libre pour quelques articles / mois, payant ensuite), adopté aussi par Les Echos.
Mais si « la taxe » devait être instaurée, la presse française ne serait-elle pas ainsi liée à une manne Google, argument relevé notamment par le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil), qui, au nom de la liberté de la presse, s’oppose cette « taxe ?
Sommes nous concernés ? Autrement dit, la loi s’applique-t-elle aux revues de presse constituées de références accompagnées d’un lien, plus particulièrement si ces revues étaient envoyées à des clients à titre payant ? Telle était la question que je m’étais posée avant de connaître la proposition de loi. Au Royaume-Uni, une décision de justice sanctionnait certes un prestataire commercial, mais au Canada, des universités avaient accepté de payer par contrat. Dans la proposition française ne seraient tenus de verser la redevance que ceux dont la fourniture de liens représente une activité lucrative principale, qu’elle soit proposée à titre payant ou gratuit, même s’il s’agit d’un hébergeur, sans « rôle actif de nature à lui confier une connaissance ou un contrôle des liens hypertextes ». C’est le cas de Google certes, le premier visé, d’autres aussi sans doute, mais pas « les portails ni les blogs » (pourquoi pas les sites ?). Vous twittez, vous ne payez rien, mais Twitter devra-t-il payer ?
Qui va payer pour la presse ? Car telle est la question. Google, pour continuer à référencer des articles de presse librement accessibles et alimenter son propre service publicitaire ? Les publicitaires par les annonces proposées sur les sites de presse ? L’utilisateur qui voudra accéder régulièrement à ses titres préférés, soit au-delà d’un seuil d’article fixé par chaque entreprise de presse ? Un mix de tous ces éléments ? Ou est-ce à la presse traditionnelle de s’adapter à la nouvelle donne en créant, à l’image des « pure players », « une valeur avec la publicité, des coûts de production optimisés et des activités de service » ?
Quoiqu’il soit, en ce qui concerne le partage des revenus générés au profit de Google par la presse française, il appartiendrait à un médiateur du gouvernement de trouver très prochainement une solution.
Ill. Other Side.Tackyshack. Flickr CC by-nc-nd
Notes
[1] Dès mars 2012, en Allemagne.Le projet de loi qui doit être examiné par le Parlement ne serait (éventuellement) adopté qu’au printemps. Mais le lobbying remonterait à 2009.
[2] Taxer ou ne pas taxer. Bataille autour du référencement de la presse, Paralipomènes, 26 août 2012
[3] En 2009, le Geste souhaitait que l’on créée une taxe pour reverser une partie des revenus publicitaires générés par les publicités accolées aux articles de presse ou encore, La presse en ligne veut que Google paye pour leur apporter du trafic.
[4] Proposition de l’association IPG (d’intérêt politique et général) soutenue par le SPQN (syndicat de la presse quotidienne nationale), le SPQR (Syndicat de la presse quotidienne régionale), et le SEPM (Syndicat des éditeurs de presse magazine).
[5] Rien n’interdit, me semble-t-il, à un producteur de phonogrammes d’être également cessionnaires des droits sur l’œuvre reproduite sur le support.
[6] Redevance: prélèvement non obligatoire payé par l’usager d’un service ; taxe : prélèvement obligatoire sans que le montant soit lié au coût du service.
[7] http://www.sacem.fr/cms/home/utilisateurs/diffuser/a-la-radio-ou-a-la-tv/conditions-d-autorisation – http://www.sacem.fr/cms/home/la-sacem/perception; Le reversement des droits est une question épineuse, que l’on ne manquera pas d’évoquer si la loi devait être adoptée.
[8] Le droit voisin permet au producteur de s’opposer à la reproduction ou à la mise à disposition de leurs supports ou de leurs programmes lorsqu’il s’agit d’entreprises de communication audiovisuelle. Un lien, a-t-on affirmé, ne se traduit ni par une reproduction ni par une contrefaçon par représentation.