Karl Lagerfeld ne tourne pas rond
Justice au singulier - philippe.bilger, 29/10/2013
Je n'aime pas les dictateurs.
Ceux qui étouffent, torturent leur peuple.
Ceux qui prétendent caporaliser notre quotidien, la liberté des femmes, le désir des hommes.
Karl Lagerfeld est, pour le monde de la mode et du luxe et pour des médias béats d'admiration et de soumission, une icône. A côté de lui, une fois, dans une émission très suivie animée par Thierry Ardisson, j'ai bénéficié de sa courtoisie, certes, mais j'ai surtout été frappé par le fait qu'il pouvait se permettre, au sens propre, de dire n'importe quoi sans l'ombre d'une réplique, sans le moindre commencement de contradiction. Tout était dans son ton : définitif, péremptoire et irrésistible. Impossible de s'opposer à ce monsieur qui semblait si sûr de lui, si sûr de tout et, comme le journaliste percevait sa propre faiblesse, il tombait dans une connivence, une complicité de mauvais aloi : celles des privilégiés et des happy few entre eux.
Il n'y aurait pas eu de quoi fouetter un styliste, d'autant plus que par miracle sortaient parfois de la bouche de Lagerfeld, cachées sous le béton armé du propos, une intuition, une provocation fulgurantes, s'il n'avait pas décidé de s'en prendre aux femmes grosses pour nous vanter les squelettes élégants dont il raffole (nouvelobs.com).
Il se serait contenté, au nom de son grand humanisme et de son souci de la santé de tous, de prêcher pour une alimentation saine que nul n'aurait songé à le reprendre. Mais comment ne pas percevoir, derrière ses affirmations, ses décrets impérieux, l'expression d'un mépris et l'affichage, qui reste vulgaire même quand elle se pique de distinction et d'élégance, d'une condescendance attristée ? Le monde est clairement, pour lui, partagé en deux : les élus, l'élite et la masse, les refoulés de la grâce. Avec des critères tellement discutables où l'argent a une place royale !
Une association de "rondes" s'est révoltée et elle a bien raison. Elle est allée jusqu'à déposer plainte contre lui, ce que je n'aurais pas fait, tant Lagerfeld sait faire miel même de ce qui le pourfend puisque l'essentiel est la lumière, et non pas sa tonalité.
Etrange conception du corps qui ne laisserait le choix au sexe faussement dit faible qu'entre la grosseur ou la minceur, voire la maigreur ! C'est oublier, sacrifier les merveilles de l'esthétique, de l'apparence, les rondes justement, les charnues, les pulpeuses, les veloutées où les angles sont doux et pas abrupts, les rotondités, qui viennent largement damer le pion aux échalas de l'os et aux surfaces sans proéminence, les superbes grâces qui permettent au désir de l'homme de s'accrocher et autorisent un ravissement n'ayant rien à voir avec la commisération - mon dieu, comme elle est maigrelette ! - mais tout avec l'envie. Ces femmes qui, par un don de la nature ou un effort de leur part, ont su s'arrêter juste à temps, du bon côté de la frontière, sans mettre un bout de peau là où la plénitude est dégradée en surabondance !
La dictature de la mode, acceptée sans réfléchir, fait un peuple d'esclaves robotisées. Il ne suffit pas d'être grande, désagréable, filiforme pour susciter l'adhésion virile.
J'espère que l'avenir nous préservera d'une humanité qui se glorifierait d'une sorte de noble maladie : supprimer ce qui enrobe, enveloppe, orne, complète, enrichit et embellit, enlever le charme du corps qui existe et l'enchantement de la chair qui ne se martyrise pas.
Il paraît que Karl Lagerfeld a été un ancien gros. Il a bien fait de maigrir mais qu'il ne nous dégoûte pas de ce qui nous meut, nous inspire : un corps qui est déjà un langage à lui seul.
Les appâts offrent la plus belle tentation qui soit. Les maigres en dissuadent beaucoup.