D’une société ouvrière à une société « oeuvrière » : profusion des auteurs et économie de l’abondance
:: S.I.Lex :: - calimaq, 21/03/2013
En novembre dernier, avait lieu à la BnF et au CNAM un événement sur trois jours intitulé « PNF Lettres 2012 / Les métamorphoses de l’œuvre et de l’écriture à l’heure du numérique : vers un renouveau des humanités ?« , co-organisé avec le Ministère de l’Education nationale.
Les actes vidéo de ce colloque sont disponibles en ligne et j’avais été invité à cette occasion à intervenir lors de l’après-midi de la seconde journée, au cours d’une session « Ecrire web : ou comment s’invente la littérature aujourd’hui« , animée par Xavier de La Porte.
Cette séquence mettait à l’honneur un certain nombre d’auteurs contribuant à la plateforme Publie.net de François Bon, qui ont pu présenter leur démarche créative de manière originale, lors d’un Pecha Kucha vraiment mémorable (et c’est un plaisir de pouvoir retrouver ce moment en vidéo).
On m’avait demandé, au cours d’une table-ronde avec Gilles Bonnet et Olivier Ertzscheid, d’évoquer sous l’angle juridique les questions que le numérique pose au statut de l’auteur et de l’oeuvre (intervention en vidéo ici).
J’avais essayé de montrer que l’économie de l’abondance dans laquelle le numérique nous a plongé n’est pas seulement un état d’abondance des contenus, mais aussi une situation inédite d’abondance des auteurs, avec de profondes conséquences sur le plan social et politique.
Tout autant que la technique, qui a mis un grand nombre d’individus en mesure d’accéder à des outils de publication en ligne, le droit est en grande partie responsable de cette prolifération des auteurs. Car le droit d’auteur s’intéresse étrangement peu à la littérature. Il nous accorde très facilement la qualité d’auteur, chaque fois que nous publions des contenus en ligne, dès lors que nous les mettons en forme en procédant à des choix. Ce statut d’auteur s’attache à nous automatiquement et souvent même, sans que nous en ayons pleinement conscience.
Loin d’être réservée aux « écrivains », la qualité d’auteur s’est donc incroyablement diffusée dans la population et c’est cette diffraction sociale du statut d’auteur qui constitue sans doute l’une des caractéristiques les plus frappantes de notre époque. S’y ajoute la puissance de dissémination propre au numérique et l’effet qu’elle produit sur les oeuvres, qui perdent leur finitude pour circuler en ligne entre les différentes plateformes, au point que la notion même d’une topologie de la publication tend à s’effacer.
Dans une telle société marquée par l’abondance des auteurs et l’interconnexion des oeuvres, comment faire en sorte de mettre en capacité les individus de devenir véritablement créatifs, en leur donnant l’indépendance intellectuelle et financière nécessaire pour y parvenir ? Avec ce tournant majeur que doivent affronter nos sociétés post-industrielles, comment passe-t-on, selon une belle expression que j’emprunte à Jérémie Nestel, d’une société ouvrière à une société « oeuvrière », qui doit se donner les moyens de faire une place à ces myriades d’auteurs.
Dans un article publié sur OWNI qui préfigurait ce concept de société oeuvrière, Jérémie Nestel disait ceci :
La numérisation des écrits, des photographies, des films, permet à tout un chacun d’éditer son travail artistique sur Internet. Il n’y a pas de limite à l’auto-édition, pas de filtres, pas d’éditeurs, pas de programmateurs, pas de commissaires d’exposition. Des œuvres d’art peuvent êtres diffusées, copiées, transformées, vues par des millions de personnes. Sur Internet le public est libre de faire ses propres choix esthétiques, les interactions, la médiation, entre une œuvre et son public, n’est pas prise en charge par des institutions publiques ou privées.
Il se trouve que le même jour où je publie ce billet, Silvère Mercier a écrit sur son blog un article fondamental, qui montre que la légalisation du partage non-marchand et la mise en place d’une contribution créative ont justement pour but de relever le défi de cette adaptation sociale à l’explosion des auteurs dans l’économie de l’abondance.
Il cite Philippe Aigrain qui quantifie plus précisément ce phénomène de prolifération des auteurs :
En raison de la capacitation culturelle permise par le numérique, ce n’est pas seulement à une prolifération quantitative que nous assistons, même si celle-ci est impressionnante. Près de 25% des européens adultes (EU-27) produisent des contenus rendus accessibles universellement sur internet et il est aisé de mesurer l’immense progression du nombre de productions accessibles théoriquement à tous. Mais il existe également de nombreuses indications que cette prolifération s’observe à chacun des niveaux de compétence et de pertinence ou qualité, malgré toutes les difficultés de définition de ces concepts.
Cela représente 125 millions d’individus en Europe engagés dans un processus de création, que Silvère relie au concept « d’Artification » proposée par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro pour penser la diffusion des pratiques amateurs et le « passage à l’art ».
Et Silvère de conclure :
[...] la guerre au partage se fait contre les amateurs-auteurs (petit a et avec un s) au profit des Intermédiaires et de quelques Auteurs. On comprend le soin apporté par les industriels dans les discussions européennes à soigneusement distinguer les « contenus générés par les utilisateurs » des « Auteurs » le grand A signifiant en réalité l’affiliation à des sociétés de gestion des droits.
La mutation du statut de l’auteur et de l’oeuvre provoquée par le numérique dessine donc les contours d’un programme politique, qui est appelé à aller bien plus loin qu’une simple réforme du droit d’auteur, si l’on veut faire advenir une véritable société « oeuvrière ». A terme, c’est aussi la question fondamentale du revenu de base qu’il faudra aborder de front pour aller au bout de cette transformation.
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PS : Merci à Cécile Portier (alias @PetiteRacine), qui a été l’un des chevilles ouvrières de cette session. Merci également à François Bon, à qui je dois sans doute cette invitation.
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