Donner, c’est donner ; reprendre, c’est ???
:: S.I.Lex :: - calimaq, 12/01/2012
Imaginons qu’un auteur fasse don à une bibliothèque d’un de ses ouvrages et que celle-ci l’accepte pour l’intégrer à ses fonds. Imaginons encore que ce même auteur quelques années plus tard, produise une nouvelle édition du même livre et qu’il revienne pour exiger que l’ancienne édition soit retirée et remplacée par la nouvelle…
Que faire face à une telle revendication en tant que responsable de bibliothèque, notamment si l’on estime qu’une bibliothèque a vocation à conserver toutes les éditions d’un même ouvrage ? Peut-on s’appuyer sur le caractère inaliénable des collections pour refuser de donner droit à la demande de remplacement de l’auteur ? Et celui-ci peut-il trouver un fondement juridique pour forcer la bibliothèque à obtempérer ?
C’est une question, issue d’une situation réelle, qui m’a été posée par un collègue bibliothécaire et l’ayant trouvée tordue à souhait, je voudrais vous faire partager les conclusions auxquelles j’arrive (si quelqu’un est d’un autre avis ou veut compléter, n’hésitez pas à le faire en commentaire ; cela m’intéresse !).
L’auteur peut-il faire valoir un droit de retrait ?
Les auteurs bénéficient d’un droit moral sur leurs oeuvres dont l’une des composantes est le droit de retrait, prévu à l’article L. 121-4 du CPI :
“L’article L.121-4 du CPI reconnaît à l’auteur un droit de retrait qui lui permet de mettre un terme à l’exploitation de l’œuvre et un droit de repentir qui autorise la modification d’une œuvre existante. En effet, l’article dispose « Nonobstant la cession de son droit d’exploitation, l’auteur, même postérieurement à la publication de son œuvre, jouit d’un droit de repentir ou de retrait vis-à-vis du cessionnaire ». Ces droits ne peuvent être exercés par l’auteur que si ce dernier a cédés es droits patrimoniaux à un tiers qui exploite l’œuvre. L’auteur peut ainsi réduire à néant un contrat par lequel il autorisait la cession, il était donc important de prévoir de strictes conditions d’exercice de ce droit ainsi qu’une indemnisation du cessionnaire pour le préjudice subi . Par ailleurs, dans l’hypothèse d’une nouvelle exploitation, l’auteur devra offrir en premier ses droits d’exploitation dans les mêmes conditions à ce dernier” (Article Jurispedia “Caractères et composantes du droit moral“).
Vis-à-vis d’un éditeur auquel il aurait cédé ses droits par contrat, l’auteur en question pourrait donc, sur le fondement de son droit moral, exiger que cesse l’exploitation de l’oeuvre et le retrait des exemplaires de la circulation, à condition de verser une indemnité. Pour cette raison, le droit de retrait reste d’ailleurs assez théorique et n’est que très rarement mis en oeuvre.
Mais cet article du code vise les relations des auteurs avec des cessionnaires de droits , type éditeurs. Il ne dit rien à propos des bibliothèques possédant des exemplaires d’une oeuvre. Or pour intégrer un ouvrage à des fonds suite à un don et le mettre à disposition des usagers d’une bibliothèque, nul besoin de se faire céder un droit patrimonial sur l’oeuvre : la possibilité de communiquer sur place ou de prêter est inhérente à la possession physique de l’exemplaire (sachant que la loi sur le droit de prêt ne s’applique pas aux dons).
J’en déduis donc qu’un auteur ne peut faire valoir son droit de retrait vis-à-vis d’une bibliothèque, même s’il lui proposait une forme d’indemnisation. Dans le cas présent, l’auteur ne peut donc pas exiger sur ce fondement que la bibliothèque détruise ou remplace l’ouvrage en question par la nouvelle édition.
La bibliothèque peut-elle faire valoir l’inaliénabilité des collections ?
L’inaliénabilité des collection est un sujet souvent abordé dans la profession, notamment à propos de l’épineuse question du désherbage. Ici, la bibliothèque pourrait-elle s’opposer à la prétention de l’auteur en avançant que l’ouvrage appartient au domaine public de la collectivité (au sens du droit de la domanialité publique) et ne peut donc être écarté des collections ?
Le statut des collections de bibliothèques est resté longtemps relativement incertain, jusqu’à ce qu’une réforme du Code général de la propriété des personnes publiques intervienne en 2006 et apporte des clarifications (voyez ici pour le point de vue d’un juriste spécialisé sur la question).
L’article L 2112-1 (chapitre II, Domaine public mobilier) indique à présent que « font partie du domaine public mobilier de la personne publique propriétaire les biens présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique, notamment : (…) 10º Les collections de documents anciens, rares ou précieux des bibliothèques. »
Il faudrait donc que l’ouvrage en question puisse être considéré comme ancien, rare ou précieux pour qu’il appartienne au domaine public et nécessite une procédure particulière de déclassement afin d’autoriser son désherbage. A défaut, ce qui sera a priori manifestement le cas ici, on considérera qu’il appartiendra au domaine privé de la collectivité et qu’à ce titre, il est aliénable (c’est-à-dire que l’établissement peut s’en débarrasser sans formalité particulière).
Sauf à ce qu’il s’agisse d’un livre très spécial, la bibliothèque ne peut donc pas s’abriter derrière l’inaliénabilité des collections pour refuser de faire droit à la prétention du lecteur, mais comme l’ouvrage a rejoint ses collections suite au don, elle est devenue une propriété publique et l’établissement reste souverain dans l’appréciation de l’opportunité de s’en débarrasser ou non.
Conclusion : donner, c’est donner ; reprendre c’est… interdit !
Le dernier mot revient selon moi à la bibliothèque. L’auteur ne pouvant lui opposer son droit de retrait, je ne vois pas quel autre fondement juridique il pourrait invoquer. On pourrait peut-être imaginer qu’une clause spéciale a été insérée dans une convention de don au moment où il a confié le premier ouvrage à la bibliothèque, mais à défaut, l’ouvrage est entré de plein droit dans les collections de l’établissement et l’auteur ne possède plus le pouvoir d’imposer son retrait des rayonnages.
Ce n’est pas sur le fondement de l’inaliénabilité des collections que la bibliothèque devra s’appuyer pour écarter la demande de l’auteur si elle le veut, mais simplement sur le pouvoir discrétionnaire dont elle dispose pour gérer ses collections.
Au final, il me semble que le plus simple pour régler une telle situation est de discuter avec l’auteur pour lui faire comprendre l’intérêt qu’un établissement peut avoir à conserver les différentes éditions d’un même ouvrage.
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