Le jour où l’espace a cessé d’être un bien commun…
:: S.I.Lex :: - calimaq, 30/11/2015
Plusieurs sites de presse comme Rue89 ou Slate se sont faits aujourd’hui l’écho d’une nouvelle que j’ai trouvée particulièrement glaçante : Barack Obama a promulgué la semaine dernière une loi (HR 2262) qui va autoriser des compagnies privées à s’approprier les ressources naturelles figurant dans l’espace extra-atmosphérique.
La portée de ce texte est potentiellement énorme et peut-être que dans un siècle, on citera encore la date de son adoption comme un des événements majeurs de l’histoire de l’Humanité. Car on peut considérer ce 25 novembre 2015 comme le jour où l’espace cessa d’être un bien commun, par l’effet d’une décision unilatérale des Etats-Unis d’Amérique.
L’espace comme bien commun
En effet jusqu’à présent, le droit international tendait à faire de l’espace extra-atmosphérique une « res communis » (chose commune) au sens où l’entendait déjà les romains, c’est-à-dire une ressource ne pouvant faire l’objet d’une appropriation à titre exclusif par personne, mais librement utilisable par tous. Un traité de l’espace adopté en 1967 suite à une résolution des Nations Unies fixait jusqu’alors le statut juridique de cette ressource à partir de ces deux traits caractérisant les biens communs.
Le texte commence par consacrer dans son premier article un droit d’usage ouvert à tous sur les ressources que constituent l’espace extra-atmosphérique et les corps s’y trouvant :
Art. I
L’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, doivent se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays, quel que soit le stade de leur développement économique ou scientifique ; elles sont l’apanage de l’humanité tout entière.
L’espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, peut être exploré et utilisé librement par tous les États sans aucune discrimination, dans des conditions d’égalité et conformément au droit international, toutes les régions des corps célestes devant être librement accessibles.
Les recherches scientifiques sont libres dans l’espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, et les États doivent faciliter et encourager la coopération internationale dans ces recherches.
Le traité se poursuit en proclamant que l’espace et les corps céleste doivent rester inappropriables :
Art. II
L’espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen.
Vers un droit d’appropriation privée
La loi promulguée la semaine dernière par Barack Obama, dénommé Competitiveness Act, introduit une faille dans cette « sanctuarisation » juridique de l’espace, en prévoyant une possibilité d’appropriation à titre exclusif des ressources s’y trouvant par les citoyens américains souhaitant les exploiter commercialement. L’article pertinent de la loi dit précisément ceci :
A United States citizen engaged in commercial recovery of an asteroid resource or a space resource under this chapter shall be entitled to any asteroid resource or space resource obtained, including to possess, own, transport, use, and sell the asteroid resource or space resource obtained in accordance with applicable law, including the international obligations of the United States.
[Traduction] Un citoyen des Etats-Unis engagé dans la récupération à titre commercial d’une ressource se trouvant sur un astéroïde ou dans l’espace aura droit à toute ressource obtenue, incluant le droit de détenir, de posséder, de transporter, d’utiliser et de vendre la ressource obtenue conformément à la législation applicable, y compris les obligations internationales des Etats-Unis.
Cela signifie que cette loi crée au bénéfice des citoyens US (mais surtout des sociétés commerciales américaines) un droit de prélèvement des ressources situées dans l’espace débouchant, lorsque ce prélèvement est effectué dans le cadre d’une entreprise commerciale, à un droit de propriété complet (usus, fructus et absus comme disent les juristes).
Des Res Communes aux Res Nullius
A première vue, ce droit exclusif instituée par la loi américaine paraît incompatible avec les engagements internationaux auxquels les Etats-Unis ont souscrit et notamment le Traité de l’espace de 1967 cité ci-dessus. Mais le texte adopté la semaine dernière introduit une nuance subtile qui risque de peser lourd :
DISCLAIMER OF EXTRATERRITORIAL SOVEREIGNTY.It is the sense of Congress that by the enactment of this Act, the United States does not thereby assert sovereignty or sovereign or exclusive rights or jurisdiction over, or the ownership of, any celestial body.
[Traduction] EXCLUSION DE SOUVERAINETE EXTRATERRITORIALE
Le Congrès déclare que par le biais de cette loi, Les Etats-Unis ne revendiquent pas de souveraineté, de droits souverains, de droits exclusifs, de droits de juridiction ou de droit de propriété sur aucun corps céleste.
Le traité de 1967 interdit en effet « l’appropriation nationale par proclamation de souveraineté« , ce qui renvoie au fait pour un Etat de revendiquer une portion de l’espace ou des corps y figurant comme une partie de son territoire. Mais ici la loi américaine fait une chose différente : l’Etat ne se saisit pas lui-même de la propriété sur les ressources de l’espace, mais il délègue à ses citoyens un titre juridique pour en faire leur propriété privée, qui sera ensuite reconnue et garantie par l’Etat. La nuance est certes mince, mais elle est importante.
D’une certaine manière, les Etats-Unis ont pris l’initiative de transformer le statut des ressources de l’espace extra-atmosphérique, en les faisant passer de celui de res communes à res nullius : des « choses sans maître » n’appartenant à personne, mais dont le premier à s’en saisir peut se proclamer légitimement le propriétaire. Les ressources de l’espace appartenaient à tous ; elles n’appartient aujourd’hui à personne… du moins jusqu’à ce qu’un américain s’en empare !
Colonisation et enclosures
Il n’est à vrai dire pas très surprenant que la nation de la Conquête de l’Ouest et de la Nouvelle Frontière ait procédé de cette manière. Le statut de Res Nullius est celui qui fut attribué par exemple aux bisons des grandes plaines, ce qui conduisit à leur massacre systématique par les colons jusqu’à leur quasi-extinction au 19ème siècle.
Plus loin encore en arrière dans l’histoire, c’est aussi le statut de Res Nullius que les terres américaines se virent attribuées pour permettre aux premiers explorateurs, tel Christophe Colomb, de s’en saisir au nom des puissances souveraines d’Europe.
L’indienne Vandana Shiva explique d’ailleurs dans un texte très fort paru en 2004 dans la revue Ecorev’ comment dès l’origine, la colonisation a constitué une forme d’enclosure des Communs ayant conduit à leur destruction dans les pays du Sud :
Les chartes et patentes accordées aux aventuriers marchands étaient des autorisations pour « découvrir, trouver, rechercher et inspecter de telles terres païennes et barbares encore non possédées par des peuples ou des rois chrétiens » […]
Le traité sur la propriété de Locke légitime ce même processus de vol durant le mouvement des enclosures en Europe. Locke articule clairement la liberté du capital à cette liberté de voler ; il affirme que la propriété est créée par l’arrachement des ressources à la nature et leur association au travail, sous la forme intellectuelle qui se manifeste dans le contrôle capitaliste. […]
La construction coloniale d’une terre passive et sa définition conséquente comme « terra nullius » avait deux objectifs : dénier l’existence et l’antériorité des droits des habitants originels et nier la capacité régénérative et les processus de la vie.
Le parallèle avec la création par cette loi américaine d’une possibilité d’appropriation des ressources de l’espace par des sociétés commerciales est saisissant.
Rue89 et Slate rapportent que l’adoption de ce texte a été largement saluée par des sociétés minières désireuses de se lancer dans l’exploitation minière des astéroïdes. Le dirigeant de l’une d’entre elles, dénommée Planetary Ressources, a ainsi déclaré :
C’est la plus grande reconnaissance unitaire de droits de propriété de l’histoire. Ce projet de loi établit le même cadre légal qui a créé les grandes économies de l’histoire, et encourage le développement durable de l’espace.
Cet individu a sans doute raison de relever l’importance historique de cette évolution, car peut-être cette loi marque-t-elle le point de départ d’un nouveau « mouvement des enclosures » à l’image de celui qui a démantelé les terres communes en Angleterre du 12ème au 18ème siècle. La loi promulguée par Barack Obama la semaine dernière ressemble d’ailleurs beaucoup aux « Enclosures Acts » adoptés en masse par le Parlement anglais pour autoriser la privatisation des terres.
Mais là où ce dirigeant a tort, c’est lorsqu’il affirme que cette « nouvelle frontière » ouverte à l’extension des droits de propriété va « encourager le développement durable de l’espace« . On sait au contraire que l’idéologie qui a érigé le droit de propriété comme un principe absolu de gestion des ressources est en grande partie responsable de la situation environnementale dramatique à laquelle nous sommes confrontés.
La vraie « Tragédie des Communs » ne réside pas dans l’incapacité des hommes à gérer durablement des ressources naturelles en commun, comme pensait l’avoir démontré Garret Hardin. La tragédie consiste au contraire à avoir livré pendant des siècles la régulation de ressources essentielles à des marchés aveugles, guidés par la seule logique de la maximisation des profits et de l’exploitation débridée des droits de propriété.
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L’histoire retiendra peut-être qu’une semaine avant le début de la COP21, rassemblement de la dernière chance où les gouvernements du monde tentent de trouver des solutions à une crise environnementale largement provoquée par les errances de l’idéologie propriétaire, les Etats-Unis auront fait passer une loi pour projeter jusque dans l’espace cette logique délétère, alors que celui-ci aurait pu rester un bien commun de l’Humanité…
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