La conversation : un art en perdition ?
Justice au Singulier - philippe.bilger, 28/07/2017
Une correspondante américaine de la presse étrangère à Paris, Lara Marlowe, exprime son admiration pour notre pays "où la conversation est un art. Elle se déguste en compagnie comme les mets et le vin" (Le Monde).
Elle a sans doute eu de la chance parce que sans jouer au grincheux, la conversation n'est plus ce qu'elle était, ce qu'elle a dû être en des périodes où le langage, la culture et l'esprit faisaient d'elle non pas seulement un divertissement, un facteur essentiel de sociabilité mais une occupation qui révélait chacun à chacun, chacun à tous.
Il serait abusif de soutenir qu'aujourd'hui, dans les lieux de convivialité et de rencontres, dîners, soirées ou cocktails, le talent pour la conversation a disparu mais il est clair qu'on se heurte de plus en plus à des autarcies qui pour caricaturer ont plus pour ambition de s'écouter elles-mêmes que de dialoguer.
Quelques attitudes qui ont pour dénominateur commun de définir la conversation comme un monologue dans lequel on donne rarement la permission à l'autre d'intervenir. Cela peut sembler dérisoire mais pour peu que vous ne soyez pas étranger à l'impatience, l'ennui vient inéluctablement se poser sur des moments dont à l'origine vous attendiez beaucoup.
Il y a ceux qui parlent tout le temps sans jamais s'interrompre.
Il y a ceux qui parlent tout le temps pour ne pas être interrompus.
Il y a les impitoyables récits et soliloques sur les vacances, les vins, les voitures ou l'immobilier.
Il y ceux qui confondent les dîners avec une salle de conférences.
Il y a ceux qui croient nécessaire d'informer interminablement les autres sur ce qu'ils savent déjà.
Il y a des journalistes qui s'imaginent devoir faire des revues de presse en prenant les invités pour des ignares.
Il y a ceux qui, pour la centième fois, vous ressassent la même histoire et s'étonnent que parfois on décroche.
Il y a les rois de l'anecdote et qui la prolongent jusqu'à vouloir rivaliser avec Guerre et Paix.
Il y a ceux qui ont oublié que leur particulier est loin d'être universel et qui vous enferment dans d'inlassables et épuisants tunnels.
Il y a ceux qui prennent la parole et la gardent pour que l'autre ne l'ait jamais.
Il y a ceux qui vous contraignent à être grossiers pour espérer pouvoir couper leur inlassable débit.
Il y a ceux qu'on attend avec angoisse, si on aspire à une conversation, ou avec bonheur si on éprouve l'envie de se reposer en pensant à autre chose ou en feignant un grand intérêt.
Il y a en effet ceux qui parlent pour deux, trois ou quatre et qui ne vous laissent pas un instant de grâce. Parce qu'écouter avec concentration du dérisoire ou de l'insignifiant est épuisant. Les silencieux sont moins frais, à l'issue de ces monologues, que les volubiles.
Il y a ceux à qui on aimerait apprendre ce qu'est une conversation, même pas l'art, la simple conversation, mais qui se vexeraient.
Il y a ceux qui n'écoutent pas parce que pendant une seconde tendre l'oreille pour complaire à l'autre serait de trop.
D'avoir exposé tous ces comportements gangrenant le doux quotidien si agréable quand il est civilisé, vif, réactif, rapide et réciproque m'a déjà plongé par anticipation dans une morosité accablée.
La conversation, art en péril, en perdition ? Mon pessimisme l'a constaté, vécu, subi.
Mais il y a des miracles, des pépites et des étincelles. Où soudain la parole sert aux deux, où l'échange réunit, où le langage enrichit, où la politesse rend altruiste et attentif.
Cette correspondante américaine est trop gentille avec la France ou notre art de la conversation l'a vraiment comblée ?
Choisissons ce qui nous honore.