Scènes de la pauvreté parisienne
Justice au singulier - philippe.bilger, 2/04/2014
La rue montre les limites de la politique.
Après la déroute des élections municipales pour la gauche, pendant les tractations et calculs liés à la composition du nouveau gouvernement - il vient d'être annoncé -, une fois passée la victoire d'Anne Hidalgo contre celle que j'appelais de mes voeux, flamboyante mais pas assez prosaïque, on en revient à une quotidienneté de plus en plus présente, à la fois terrifiante et parfois ridicule.
Les scènes de la pauvreté parisienne.
Elle augmente, elle déborde de partout, elle est installée dans les couloirs des immeubles, à l'entrée des parkings, sur les trottoirs, devant les commerces, près des distributeurs automatiques, elle circule et s'exprime dans le métro, elle apparaît dans notre paysage comme une familiarité devant laquelle on passe, en tout cas moi, parce qu'on n'y peut rien, parce que la ville de Paris, parce que les services sociaux, parce que la solidarité, parce que l'Etat...
Dans le métro, il n'est quasiment plus une rame où un clochard, un sans domicile fixe, un misérable au sens hugolien ne vienne pas proférer les mêmes propos réclamant "une petite pièce ou un ticket restaurant" avec des tremblements ou de l'énergie dans la voix rendue souvent inaudible par le bruit et les soubresauts du déplacement, ce qui crée un climat surréaliste : la pauvreté parlant dans le vide et doublement victime parce qu'on ne lui donne rien et qu'on ne l'entend pas.
Sur un boulevard, un homme âgé assis, qu'il fasse beau, qu'il vente ou pleuve, aimable, saluant les passants d'un bonjour, toujours fidèle à son emplacement. Un jour, on s'arrête et on lui fait don d'une pièce et le reste du temps, on marche, on progresse, sans le regarder souvent, à cause d'un mélange de mauvaise conscience et du sentiment que pourtant on n'a rien à se reprocher. Cette étrange impression que cette personne, dans le dénuement de tout, nous perturbe plus dans les tréfonds que notre apparence insérée ne suscite son envie.
Dans une station de métro, toujours la même, toujours à la même place, un jour sur deux, un homme observe les voyageurs descendant de la rame et tente d'interpeller l'un ou l'autre avec une douceur et une politesse déchirantes mais à la longue répétitives et, pour notre plus grande honte, lassantes. Il est là, il est pauvre, on n'y peut rien !
Ces opportunistes sans le sou installés près de vous quand vous retirez des billets et qui espèrent ainsi que la vision de leur solitude privée de l'essentiel, à côté de votre aisance conjoncturelle, vous troublera et vous conduira à la générosité.
Ces pauvres hères devant lesquels on cache ce qu'on vient d'acheter ici ou là en s'abstenant de manger parce qu'on juge que ce serait de la provocation.
Cette masse, parfois, de clochards couchés sur un trottoir pour profiter de la chaleur d'un soupirail, de la fraternité d'un groupe buvant et criant ensemble. Qu'on est contraint d'enjamber parce qu'elle bouche la circulation comme un objet qui incommode.
Les réactions qu'on éprouve, tantôt de silencieuse exaspération - ils ne pourraient pas aller ailleurs, tenter de vivre plus dignement, chercher un petit boulot ! -, tantôt de vraie et inutile commisération.
Le déplorable constat qu'on devient de plus en plus sec face à cette pauvreté qui se montre, ostensiblement nous parle à sa manière mais n'est pas loin, à force, de se dégrader en invisibilité tant notre environnement en est pétri.
Ces dignités qui pourraient faire pleurer tant le bord des larmes est proche face à des apparences à peine sorties de la vraie vie, encore emplies du bonheur et de la normalité d'hier, à l'évidence offensées par un coup du sort, un destin malencontreux, et qui mettent un remords infini en nous parce qu'on les néglige, on les fuit : elles étaient comme nous peut-être, auparavant !
Ces scènes de la pauvreté parisienne, dans la chaleur ou le froid, dans l'alcool, la violence ou le harcèlement, dans la détresse muette comme dans les sollicitations agressives, elles jugent notre société. Elles nous jugent.
Ceux qui les endurent sont des frères et notre indifférence les qualifie d'étrangers. Nous sommes coupables mais on s'en arrange. Ce n'est pas à nous d'assumer toute la misère de Paris.
Puisque nous déplorons et que ce billet révèle que je suis une belle âme qui écrit mais ne fait rien !