Boulevard Voltaire, on ne condamne pas sans lire !
Justice au singulier - philippe.bilger, 6/10/2012
Le 1er octobre, Robert Ménard, Emmanuelle Duverger et quelques complices de haute volée, André Bercoff et Robert Redeker entre autres, ont mis en ligne un nouveau site d'information, de discussion et de libres échanges : Boulevard Voltaire.
Le soir même, un article au vitriol était publié par Claude Soula qui, comme il fallait s'y attendre à cause de son hostilité chronique à l'encontre de Ménard, le disqualifiait en le plaçant sans nuance dans le camp de l'extrême droite et du Bloc identitaire (nouvelobs.com). A vrai dire, lisant cette charge, je n'ai pas eu l'impression que son auteur avait pris la peine véritablement de prendre connaissance des textes proposés et de la pluralité de leurs rédacteurs. Il était clair que Claude Soula, par confort intellectuel, concédait tout à l'extrémisme et rien à la liberté d'expression. A chacun ses inclinations !
Reste que cette pente était d'autant plus regrettable, voire déplorable en l'occurrence que Dominique Jamet, dans une présentation à mon sens éblouissante et écrite par un styliste estimé même de ses adversaires, avait lumineusement expliqué ce que n'était pas Boulevard Voltaire et ce qu'il était.
J'invite tous ceux qui aspirent à l'expression pleine et entière de cette liberté fondamentale qu'est celle de la pensée, de la parole et de l'écrit, à méditer cette contribution. Elle montre en effet comment les intermittents de la liberté d'expression ont choisi la facilité tandis que les authentiques défenseurs de celle-ci n'ignorent pas qu'elle exige de l'indépendance, du courage, une attention infinie à la contradiction d'autrui et cette forme républicaine et nécessaire de masochisme souhaitant que dans le champ intellectuel il y ait toutes les idées, les concepts les plus divers, les provocations et les paradoxes les plus éclatants, et pas seulement les siens.
Dans les limites de la loi évidemment, même si à l'examen on perçoit qu'identifier des entraves légitimes à cette liberté est infiniment malaisé tant les offenses singulières pèsent peu face à ce pluriel - ADN en quelque sorte de toute démocratie.
Dominique Jamet expose avec talent la pureté des principes et la force impressionnante d'une liberté acceptant à la fois d'exister et de subir, d'être créatrice et en même temps mise en cause. Le discours classique de ceux qui n'apprécient que d'entendre et lire ce qui rejoint leur monde et leurs préjugés est alors de tourner en dérision les arguments adverses en les prétendant orientés idéologiquement alors que précisément ils échappent à cette tare par leur volonté d'universalité et de débat contradictoires. Claude Soula ne manque pas de s'inscrire dans cette décevante lignée et il ne convainc pas davantage que ses prédécesseurs dans cette carrière "des coupeurs de liberté" pour les dissidents insupportables qui ont le front de penser autrement et ailleurs.
Au fond on ne lit pas, on n'écoute pas. On n'a surtout pas envie de lire et d'écouter parce qu'il y aurait un risque de contagion avec ce que par décret on a déclaré inadmissible, on se laisse aller à répéter ce qui a été dit et a pour toujours envoyé dans un enfer intellectuel et social tel écrivain, telle doctrine sulfureuse, telle personnalité suspecte. On se contente de mêler sa voix et sa dénonciation à l'immense rumeur négative qui nous a déjà enseigné ce qu'il convenait de rejeter et que nous n'avons qu'à suivre. Un troupeau de moutons bêlants feignant de se faire passer pour des citoyens éclairés !
Rien, avant Boulevard Voltaire, n'a plus tristement révélé cette incurable paresse et lâcheté collectives que l'intense polémique suscitée par la publication de "L'Eloge littéraire d'Anders Breivik". Richard Millet qui l'a écrit a été littéralement lynché par la classe médiatique, par les écrivains respectables dont certains n'avaient pas pourtant de leçons à donner - n'est-ce pas, Tahar Ben Jelloun ? -, par les bonnes consciences innombrables qui adorent s'indigner en groupe quand la bête est quasiment achevée. Dans cette chasse à Millet, tout n'a pas été de la même eau. Très plate diatribe emplie de poncifs par Le Clézio mais remarquable, percutante et profonde tribune d'Annie Ernaux dans Le Monde.
Antoine Gallimard, pour sa part, tout en désapprouvant l'essayiste et le polémiste, s'est montré digne en soutenant l'un des grands éditeurs de sa maison - deux Prix Goncourt à son actif -, qui a dû tout de même démissionner du comité de lecture.
Que le titre choisi par Richard Millet soit une absurdité provocante est une évidence : il l'a d'ailleurs admis. Une autre certitude est que sans doute très peu de gens parmi ses contempteurs ont lu "L'Eloge littéraire" et que non seulement cette ignorance ou négligence ne les a pas gênés mais, au contraire, leur a facilité la tâche : condamner sans savoir, excommunier sans autre forme de procès. Dans les cohortes de la bienséance systématiquement outrée, il y a toujours des places.
Pourtant, il y avait de quoi satisfaire une curiosité, répondre à des interrogations ou amplifier sa vindicte. Il y avait de quoi puiser à la source, approuver ou détester la tentative de justification de Richard Millet. Il y avait de quoi être à la fois intelligent et équitable. Juge mais après une instruction !
C'était, il est vrai, dans Spectacle du Monde et nos indignés auraient dû surmonter une double prévention, l'une tenant à ce magazine conservateur et stimulant et l'autre à Richard Millet. C'en était trop!
Dans un entretien excellemment mené par François Bousquet, Richard Millet explique, réplique, dénonce, pourfend et fait entrer le lecteur de bonne foi dans les coulisses de sa "machinerie" profonde, là où s'est élaborée sa vision du monde et de notre société après le constat, biaisé ou non, univoque sans doute, qu'il fait du réel avec cette double affirmation qui devrait susciter le débat plus que l'ostracisme : "On nous empêche au fond de penser la vraie diversité" et "J'ai toujours dit aimer les frontières, les ethnies, les races et, plus largement, les autres".
Qu'on l'accable encore plus après l'avoir lu, je le conçois tout à fait mais que l'essentiel, voire l'exclusif de ce qui a été déversé résulte non pas d'un rapport direct avec sa pensée mais de tout ce qui a été rapporté contre lui, du ramassis détaillé de ce que la sale réputation qu'on lui a construite a permis d'accumuler! On ne l'a pas lu, on ne l'a pas écouté, parce qu'il aurait été indécent de le faire puisque ses opinions, heurtant l'éthique commune et l'humanisme affiché, étaient elles-mêmes indécentes. La conclusion péremptoire et absolue venait avant la délibération qui elle-même était donc inutile. Comme s'il convenait de se garder si peu que ce fût de tout contact avec ce qu'il était obligatoire et saint (ou sain !) de rejeter.
Le plus grand vice de notre monde se piquant de liberté d'esprit - mais l'esprit de liberté s'est enfui - consiste dans sa justice expéditive qui exile sans recours, sanctionne sans contradiction et fustige sans mesure et sans entendre.
Boulevard Voltaire, rien que pour cela, sera irremplaçable dans l'univers des idées et sur internet : on n'y condamnera pas sans lire, tous n'auront pas le même avis et ce site, pour résumer, ne sera pas frappé d'hémiplégie.