Le politiquement correct a-t-il ses martyrs ?
Justice au singulier - philippe.bilger, 3/11/2013
Bénabar l'a chanté mais Jean Birnbaum préfère nous l'écrire dans son éditorial du Monde des livres, qu'à chaque fois je découvre sans jamais être déçu : quel que soit le fond, la tonalité demeure, faite de contentement de soi - regardez-moi en train de penser, de sentir et d'enseigner ! - et d'un mépris subtil pour la masse qui n'a jamais su se placer dans les premières loges de l'éthique.
Mais ce qui a pour titre "Politiquement abject" suscite une réflexion et appelle une contradiction. J'ai conscience, avec cette dernière, de risquer d'être rangé dans le camp de ceux qui font "du politiquement incorrect" et qui seraient, paraît-il, les dominants dans l'espace intellectuel et médiatique aujourd'hui.
A vrai dire, cette assertion m'a fait sursauter et est sans doute à l'origine de mon envie sinon de répliquer du moins de nuancer.
D'abord, il me semble que Jean Birnbaum donne un contenu seulement éthique au "politiquement correct" alors qu'à l'évidence il est constitué par une multitude d'idées, de principes, de pétitions et de positions qui sont sans rapport avec la morale mais concernent la chose publique et le débat démocratique. Jean-Luc Mélenchon n'est pas un adepte du "politiquement correct" mais il n'a jamais rien proféré qui soit indigne au sens où l'entend Jean Birnbaum. Ou faut-il considérer que les empoignades auxquelles il se livre relèveraient, à cause du manque de déférence médiatique qu'elles révèlent, d'un de ces péchés mortels qui disqualifieraient leur auteur ?
Le "politiquement incorrect", à rebours, n'a pas le moindre lien avec l'odieux des attaques répétées à l'encontre de Christiane Taubira - singe, guenon et bananes - par une candidate FN ici et là quelques dizaines de personnes égarées. Comme l'a très bien dit le garde des Sceaux plus maîtresse d'elle-même que beaucoup de ceux qui éructent ou censurent pour servir sa cause, "on ne va pas en faire un feuilleton et le racisme est un délit puni par la loi". Il ne s'agit plus de polémique ni de controverse et le fait que le mariage pour tous soit invoqué ne rend pas davantage l'outrage politique. Nous sommes confrontés à des comportements qui, sortant scandaleusement quelqu'un de l'humain, sont proprement inhumains et donc le comble de l'offense est atteint puisque Christiane Taubira est niée dans son être même.
Cette extrémité même et sa nature si particulière ne permettent pas de retenir ce paroxysme comme le sommet d'une chaîne qui serait, dans ses degrés inférieurs, constituée par n'importe qui - "quelqu'un, quelque part, qui prononce une parole raciste, misogyne ou homophobe". Cette assimilation est absurde puisqu'elle mêle les imperfections, les faiblesses et les défaillances de la vie au quotidien - je parie que dans notre existence, il n'est personne - même Jean Birnbaum - qui à un moment ou un autre, dans l'espace privé notamment, ne se soit pas abandonné même à une transgression dérisoire, minime sur ces plans - à l'indignité absolue de ces comparaisons bestiales. Elles ont été conjuguées à des "casse toi". Même si l'injonction est vulgaire, elle s'adresse à la ministre et ne la dégrade pas dans l'ordre du vivant.
Il ne faut pas être raciste, misogyne, homophobe, certes, mais d'une part, à force de perfection imposée, notre monde deviendrait étouffant, et d'autre part succomber, un instant ou même structurellement, à ces dérives ne conduit pas forcément - heureusement ! - à qualifier Christiane Taubira de "guenon" ou à évoquer "des bananes" à son passage. On n'est plus du tout dans le même registre.
Je devine, derrière ce texte moralisateur, la tentation qui pointe : interdire, à force de vigilance éthique, toute riposte politique. Il est plus que honteux d'avoir "bestialisé" Christiane Taubira mais elle demeure indiscutablement un mauvais garde des Sceaux. Je comprends les députés socialistes qui l'ont ovationnée par solidarité : ils réparaient une humiliation et lui redonnaient une dignité qu'elle n'avait pas perdue puisque les imbéciles, les insulteurs n'avaient pas pu la lui prendre. Mais sa compétence de ministre n'en a pas été amplifiée pour autant. Trop souvent, la dénonciation du "politiquement incorrect" n'est que l'expression nostalgique d'un monde où la bienséance serait reine, admise une fois pour toutes et plus forte que le pluralisme intellectuel pourtant légitime et nécessaire.
Là où Jean Birnbaum dérape - qu'il m'autorise ce terme en général utilisé contre ceux qui ne pensent pas comme lui et ses approbateurs - tient à son affirmation "que les champions du politiquement incorrect" sont les rois du prime time et que ces grands briseurs de tabous pourfendent la bien-pensance au "2O heures".
Je ne crois pas que Le Monde, Libération, Le Parisien, même Le Figaro faisant place parfois à un sulfureux acceptable aient évacué de leurs pages "le politiquement correct".
Le Nouvel Observateur, L'Express et Le Point en sont pleins.
Les émissions de divertissement, Ruquier, Ardisson, Drucker, malgré la présence d'humoristes faussement insolents, ne m'ont jamais donné l'impression de cultiver le transgressif même intelligent, pas plus que les journaux télévisés. Ce n'est pas vraiment du médiatique de rupture !
Parce qu'on refait le monde sur RTL avec les excellents Fogiel et Poirette, qu'on débat librement avec Valérie Expert sur LCI ou avec Frédéric Taddéï, cela ne signifie pas qu'Elisabeth Lévy, Zemmour, Denis Tillinac et Rioufol sont accueillis à esprits ouverts ailleurs, on sait bien que non !
Pour un Alain Finkielkraut que sa qualité et son aura protègent en dépit des controverses houleuses dont il sort toujours vainqueur, combien d'autres "politiquement incorrects" sans être indécents ni insupportables, sont coincés dans les marges et réduits à la portion congrue ! Cette dissidence, il est vrai, les contraint à la vigueur !
Cela crève les yeux et l'esprit : le "politiquement correct" est partout, domine intellectuellement, culturellement, médiatiquement et sociologiquement. C'est un fait, un constat. Pourquoi pas ? Mais au moins que Jean Birnbaum, parce qu'il a la nostalgie de l'état de martyr et qu'il aspirerait au statut de triomphateur modeste, misérable et minoritaire, ne se flatte pas et ne nous égare pas : il est du camp convenable et applaudi, du bon côté.
Pour n'être pas un martyr, Jean Birnbaum a tout de même raison sur un point qui n'est pas mince : devant l'abject, l'odieux, l'intolérable, il faut se battre. Protester. Refuser.
Evidence qui n'exige que du courage. Un édito du Monde des livres ne suffit pas. Et la nuance n'est pas interdite.