Chauffe, Marcelle !
Justice au singulier - philippe.bilger, 26/10/2013
Dès que j'ai lu dans Libération la chronique de Pierre Marcelle "En avant vers la vallsification des esprits", j'ai éprouvé l'envie d'écrire un billet moins sur le fond que sur la voluptueuse exaspération que ce journaliste ne cesse de m'inspirer quand je m'aventure dans ce quotidien devenu trop prévisible.
Ce désir s'est trouvé amplifié parce qu'un triste hasard de la vie a fait que j'ai assisté aux obsèques de Philippe Cohen et que j'ai entendu de sincères et magnifiques témoignages sur son courage intellectuel, sa liberté d'esprit et sa volonté de ne pas nier le réel quand celui-ci lui déplaisait. Moi-même j'avais pu apprécier, en plusieurs circonstances, notamment quand il dirigeait de main de maître le site de Marianne aujourd'hui méconnaissable, sa rectitude et sa gentillesse - sa personnalité semblant décalée mais si intensément attentive et réactive.
J'avais été scandalisé par l'attaque déloyale de Maurice Szafran à son encontre à la suite de la publication de son remarquable livre "Le Pen une histoire française", co-écrit avec Pierre Péan. Je me suis reproché alors de ne l'avoir pas assez défendu, tant il me paraissait vain d'expliquer à certains que comprendre n'était pas justifier et que l'honnêteté et l'équilibre n'étaient pas des maladies honteuses.
Vraisemblablement Pierre Marcelle et Philippe Cohen ne se sont-ils pas fréquentés professionnellement car leur idéologie et leurs combats étaient aux antipodes. Toutefois, il m'est venu naturellement à l'idée de les réunir parce qu'ils relevaient de cette catégorie de journalistes avec lesquels le désaccord voire la virulence de l'antagonisme, loin de détruire toute relation et d'interdire la moindre connivence, n'avaient guère d'effet. Comme s'il y avait toujours quelque chose en plus qui vous retenait, qui maintenait le lecteur à son poste et le conduisait clairement à privilégier le talent dans la contradiction plutôt que de superficielles connivences.
Je suis persuadé qu'il y a plus d'un citoyen qui n'a jamais abandonné Philippe Cohen parce qu'en dépit de tout, ce dernier offrait une résistance à sa pensée, un point de vue singulier et une intelligence d'autant plus intensément ressentie que sous son seul joug on demeurait dans un espace qui n'était pas naturellement le vôtre mais le devenait, tant une fraternité des esprits peut surgir au sein même, parfois, des plus grands dissentiments.
Rencontrant une nouvelle fois Henri Guaino, je me suis permis de lui dire que nous n'étions d'accord sur rien mais que je l'aimais beaucoup. J'avoue que sans doute, à ma grande honte, je préfère les tempéraments aux idées et que ces dernières ne m'empêcheraient jamais de placer des adversaires sympathiques et chaleureux au-dessus des concordances confortables des opinions et des convictions.
A lire le texte fulgurant et acerbe de Pierre Marcelle, je m'interroge. Son inconditionnalité de chevalier servant de Christiane Taubira - si exceptionnelle chez lui - me hérisse de même d'ailleurs que ses poncifs progressistes sur Manuel Valls et sa politique. Il a tort mais qu'importe !
Pierre Marcelle a du style, une l'intelligence froide et dépouillée, une cruauté, celle de la lutte idéologique ; il a une précision de scalpel et ses injustices sont exprimées de telle manière qu'on ne sait quoi choisir : le rejet du fond ou la forme de l'attaque. Il y a de l'élan, aucune complaisance, aucune démagogie. Il flatte en restant roide. Pas de sourire dans sa prose.
On a envie de le rencontrer, on n'a pas envie de le connaître. Il fait peur, il fascine. Une telle liberté de démolisseur, une telle aptitude au langage.
Philippe Cohen n'est plus. Je vois son sourire ironique sur moi quand mon enthousiasme ou ma passion l'amusaient.
Pour Pierre Marcelle, je m'indigne ou, plus rarement, je me réjouis tout seul.
En effet, c'est une voluptueuse exaspération quand je me précipite sur sa chronique pour en jouir, pour en souffrir.
Une nostalgie, un regret, une blessure pour Philippe.