La grue des pères
Justice au singulier - philippe.bilger, 18/02/2013
Pas le droit de rire.
Serge Charnay, retranché en haut d'une grue à Nantes depuis le 15 février, en est maintenant redescendu (Le Figaro, RTL, France 2).
Pas le droit de discriminer.
Parmi toutes ces tragédies qui nous sont jetées au visage et au coeur, celle de Nantes, aussi respectable qu'elle veuille se présenter avec son apparence extrême, se retrouve en queue de peloton. Si on loue l'originalité et l'inventivité du procédé, on n'est pas bouleversé au-delà de tout et le soutien des associations évidemment solidaires, soufflant sur la grue comme sur la braise, ne change rien à l'affaire.
Pas le droit de se moquer.
A cause de cet homme et de cette grue, grâce à cette élévation purement physique, le Premier ministre s'est ému, mobilisé, la garde des Sceaux et la ministre de la Famille ont été mises sous pression, les médias ont comme d'habitude donné à un événement rare un retentissement infini et disproportionné (Mediapart).
Pas le droit de s'étonner.
Un homme qui a été incarcéré pour avoir enlevé son fils, à peine sur le sol, souligne ne pas s'être battu pour lui seul mais pour la cause des pères. La grandiloquence de la protestation, la volonté bizarre d'innover et de se montrer, le caractère à la fois ridicule et faussement pathétique de ce père sur cette grue parlant aux journalistes en bas.
Pas le droit de déplorer.
Ces pères par contagion perchés sur des grues même si l'un d'eux plus raisonnable, moins narcissique, Nicolas Moreno, plus vite revenu à notre niveau, a redouté que l'obstination de Charnay, avant qu'il perde de sa hauteur, se retourne contre lui.
Pas le droit de nuancer.
La garde des enfants est le plus souvent confiée aux mères même si la garde alternée progresse et qu'un pourcentage non négligeable de pères ne la réclame pas. Qu'il y ait parfois des injustices dans cette inégalité est certain mais il me semble que les protestations des géniteurs militants relèvent souvent plus d'un rapport de force à entretenir avec l'ex-épouse que d'une affection débordante et frustrée.
Pas le droit de ne pas s'apitoyer.
Il y a dans ces manifestations parfois terribles de notre modernité en crise - par exemple, les immolations récentes par le feu -, certes des appels au secours mais surtout une tentative désespérée et absurde de sortir de sa grisaille, fût-ce en commettant le pire sur soi ou en imitant le voisin qui a ouvert la voie du désastre personnel et médiatisé.
Pas le droit de s'indigner.
Quand tant de maux vrais, durables, tuant l'espoir jusqu'à l'os, frappent la société et exigent l'action des pouvoirs publics, il faut supporter à la télévision - réceptacle erratique dans la hiérarchie qu'elle propose des infortunes de la France et du monde - cette grue, ces hommes, cet abêtissement, ce coup de projecteur sur du spectaculaire anecdotique qui a mis pourtant le gouvernement en état d'alerte.
Le droit de s'inquiéter.
Le mouvement va s'amplifier qui va conduire n'importe qui à faire trembler sur n'importe quoi. Le Premier ministre et deux ministres ? Je ferai mieux la prochaine fois. Bientôt, avec le dérisoire ou la gravité forcée qui sont partout, on n'aura plus la place d'être sérieux. Vraiment.
La grue des pères ne nous a pas fait monter.