Christiane Taubira, un ministre à part
Justice au singulier - philippe.bilger, 22/09/2012
Au bout de quatre mois, on commence à entrevoir qui elle est, ce qu'elle pense et sent, quel ministre de la Justice elle se flatte d'être mais on demeure partagé entre une indéniable estime, presque une admiration et un agacement, voire une irritation que le temps n'apaise pas. Comme si Christiane Taubira laissait ses qualités plaider pour elle mais n'était pas mécontente de ses défauts. L'orgueil, sentiment noble pour peu qu'il ne soit pas poussé jusqu'à la démesure, gouverne cette femme, ne la fait pas dévier d'un pouce d'elle-même mais risque de la faire passer à côté des bonnes idées des autres.
L'entretien remarquable qu'elle a donné au Monde, parce que d'abord les questions qui convenaient lui ont été posées par Cécile Prieur et Franck Johannès, a mis en lumière ce mélange indissociable de bon grain et d'ivraie, qui ne manque jamais de stimuler le lecteur quand Christiane Taubira a toute latitude pour s'exprimer.
Il serait inéquitable de ne pas cependant la créditer d'emblée de trois avancées qui la concernent personnellement ou sont dues à son inspiration.
Ce n'est pas rien que de devoir admettre, toutes controverses mises à part, l'intelligence et la qualité d'un ministre à la hauteur de la dignité et de l'importance de sa charge dans la hiérarchie gouvernementale. Il est rare de constater qu'en si peu de temps une telle assimilation, avec une telle maîtrise, a pu être opérée et qu'elle ne rend pas faciles les contradictions qu'on souhaite opposer au discours de Christiane Taubira.
Celle-ci, par ailleurs, a choisi de traiter le dossier et la situation de Philippe Courroye avec l'évidente urgence qui résultait de la pratique, sous emprise sarkozyste, de ce dernier et, en dépit des protestations de ce haut magistrat, sa ligne de conduite a été validée et approuvée par une forte majorité de professionnels. Ce n'est pas l'indépendance de Philippe Courroye qui a suscité la réaction politique, mais sa dépendance.
Aucune chasse aux sorcières, heureusement, n'a été entreprise et le remplacement de la Directrice des affaires criminelles et des grâces a relevé d'une mesure nécessaire dès lors que sa personnalité ne la rendait pas irremplaçable à ce poste et que surtout une autre politique pénale radicalement différente de la précédente allait voir le jour. Les autres Directeurs à la Chancellerie sont maintenus pour l'heure dans leurs responsabilités, notamment celui compétent, efficace et loyal de l'Administration pénitentiaire. Rien pour l'instant ne laisse augurer un départ du duo à la tête respectivement du parquet et du parquet général de Paris.
Cette stabilité a une incidence directe sur l'atmosphère de sérénité et d'apaisement que Christiane Taubira a voulue et diffusée au sein du monde judiciaire. Elle sera portée à son comble quand Renaud Van Ruymbeke sortira enfin, le 2 octobre, du processus disciplinaire absurde que le pouvoir d'avant avait fait engager à son encontre. C'est sans doute la critique la plus pertinente adressée par le garde des Sceaux à l'ancien président de la République que celle d'avoir peu respecté la magistrature et malmené l'institution judiciaire.
A l'exception de cette pique justifiée, la vision du quinquennat par Christiane Taubira est tout de même très caricaturale. Si elle n'a pas aboli les peines plancher pourtant nécessaires, elle a demandé aux magistrats de les vider de leur sens, ce qu'ils avaient déjà fait pour moitié en toute légalité. Comment ose-t-elle soutenir que "l'opinion a été intoxiquée par un discours sommaire qui consiste à dire que tout délinquant est un criminel en puissance qu'il faut enfermer"? Même pour quelqu'un qui n'a pas cessé de dénoncer les méthodes et les impulsions erratiques dans le domaine de la politique pénale d'hier, il est absurde de caricaturer à ce point un climat qui ne constituait pas un fantasme ou une surenchère mais la lutte souvent maladroite et incohérente contre une insécurité trop réelle.
La circulaire d'août sur laquelle les médias ont focalisé leur attention en la présentant comme les axes de la future politique pénale n'est tout au plus que la concrétisation de ce qui est apparu comme l'obsession quasi exclusive du ministre : réduire le tout-carcéral "qui augmente les risques de récidive", mener un combat contre les prisons surpeuplées, sans s'interroger une seconde sur les causes de cette surpopulation, qui tiennent à la fois aux limites de notre espace pénitentiaire et à l'obligation, pour les crimes et les délits les plus graves, d'incarcérer la plupart du temps leurs auteurs. Un garde des Sceaux a à gérer cette contradiction, et non pas à la fuir dans une sorte d'irénisme qui laisserait croire que le flux carcéral ne dépend que des agents d'autorité et de justice quand à l'évidence il résulte d'abord des transgressions multiples qui offensent une société.
Je n'ai jamais adhéré aux poncifs cherchant à nous ancrer dans l'esprit que la "prison est l'école du crime" quand les cours ont souvent commencé avant elle et que la panacée serait de réduire systématiquement la portée des décisions judiciaires par des aménagements post-sentenciels, comme on dit pour être pris au sérieux.
La vision de Christiane Taubira constitue au mieux un fragment de politique pénale qui s'évertuerait à se faire passer pour l'essentiel, voire le tout. Les questions, les préoccupations du ministre sont légitimes, en particulier pour la décence matérielle et humaine de l'enfermement. Mais fonder la défense d'une société sur ces seules considérations revient à affaiblir nos armes à force de ne pas s'en soucier et à diffuser l'impression que les délinquants, peu ou prou, seraient des victimes puisque l'unique inquiétude manifestée depuis le mois de mai 2012 les concerne, ainsi que les établissements qui leur sont destinés.
Pour être honnête, Christiane Taubira affirme que nous aurons à la fin de l'année 2013 150 bureaux d'aide aux victimes contre 50 actuellement mais on sent bien qu'il s'agit presque d'une digression dans un propos tout entier consacré à ce qui est sa philosophie, un mélange d'idéologie et de scientisme. Je ne prétends pas me moquer mais ce comité de consensus, présidé par un magistrat de gauche et censé nous délivrer ses lumières sur des pétitions de principe déjà clairement définies par le garde des Sceaux, me semble furieusement ressembler à ces commissions de droite qui, dans leurs conclusions au demeurant jamais reprises, s'accordaient puisqu'elles n'étaient composées que de personnalités bien orientées.
Sur un plan politique, je trouve regrettable que de manière subtile ou ostensible, sans qu'il y ait de tensions apparentes, une ligne cohérente, solide, argumentée de sécurité et de justice, assumée aussi bien par le président que par le ministre de l'Intérieur, soit infléchie, démentie, altérée par un garde des Sceaux qui aspire sans doute à compenser sa nomination in extremis à ce poste par la singularité et la rupture à peine masquée de ses projets et de son action.
Christiane Taubira n'est pas n'importe qui. Elle n'est pas non plus la compassionnelle et la sulpicienne de gauche typique. Le danger - et donc notre inquiétude - est qu'elle réfléchit, qu'elle théorise, qu'elle brasse et manie les concepts, qu'elle a une douceur implacable, une mansuétude doctrinaire, un humanisme dogmatique. Elle ne se trompe pas en croyant bien faire, elle fait bien en se trompant. Elle ne doute pas. Elle va recouvrir d'un voile scientifique (?) ce que ses préjugés ont déjà qualifié de vérités du socialisme. Elle n'est pas médiocre. Si elle l'était, elle serait moins dangereuse avec la politique pénale qu'elle projette.
Je suis persuadé qu'à la longue elle sera comme une brillante écharde entêtée dans le pied de ce gouvernement, un contre-pouvoir de velours urbain et de volonté dissidente.
Un ministre à part.