Du soir au matin : humeurs
Justice au singulier - philippe.bilger, 30/03/2013
On a le droit à ses humeurs sur un blog.
Une fois qu'on a servi la plupart du temps la cause de la liberté d'expression en se laissant, sans réagir, critiquer voire insulter, il me semble qu'il n'est pas anormal de se concéder un peu de place et d'aborder des sujets plus personnels.
En regardant la belle émission de Frédéric Taddéï (France 2), je me suis senti, à un certain moment, mal à l'aise quand mon ami Eric Dupond-Moretti est intervenu sur le dossier Gentil-Sarkozy. Je ne l'ai pas reconnu, j'étais en désaccord avec lui sur tout et, l'écoutant, j'éprouvais l'impression qu'il rendait, avec vigueur, des services qu'il s'était commandés et qui pouvaient se résumer ainsi : détestation du magistrat Gentil et de ses pratiques, défense corporatiste des avocats, démolition de l'infraction d'abus de faiblesse alors qu'on n'en est qu'au niveau de la mise en examen et, évidemment, mansuétude infinie à l'égard des attaques des politiques à l'encontre de ce juge comme s'il y avait la moindre compatibilité entre l'appréciation critique et autorisée d'une décision de justice, le délit de discrédit de celle-ci et les propos haineux de tel ou tel parlementaire ignorant et populiste.
Je me suis couché dans un état de grande agitation et d'extrême malaise parce que je percevais à quel point cette amitié à laquelle je tenais absolument allait m'interdire d'en arriver à un niveau de contradiction qui risquerait de lui porter atteinte et que donc je devrais m'abstenir quasiment ou me brouiller à vie. J'ai choisi.
De cette soirée, après la victoire du PSG, j'ai tout de même retenu la condescendance avec laquelle Jacques Attali demandait sans cesse qu'on lui laissât la parole tout en coupant en permanence celle des autres.
Et l'incroyable personnalité de Judith Bernard qui, avec une urbaine pugnacité, imprégnée d'une vision "mélenchonienne", a défendu son point de vue en étant de surcroît la seule sur le plateau, metteur en scène engagée, à souhaiter que les politiques ne s'en prennent pas à la Justice mais la laissent travailler dans la sérénité. En face de cette lucidité, je me garderais bien des préjugés à l'avenir. La bêtise, dans ce domaine, n'est pas étrangère, en effet, à une certaine droite.
Du soir au matin.
Réveillé, un ami avocat m'apprend qu'Alain Finkielkraut m'a attaqué dans Répliques et qu'il en est navré pour moi.
Je constate en effet que je suis pris à partie à cause du billet que j'ai écrit sur El Shennawy et qui a abouti, grâce à une forte mobilisation de l'Institut pour la Justice, au rejet de son recours en grâce sauf pour la remise de trois années de sûreté. Le président de la République a eu le courage de prendre cette décision alors que le courant médiatique dominant poussait évidemment vers l'inverse.
Appartenant au "lobby sécuritaire", il aurait été évidemment incongru de me confronter à Florence Aubenas et à Louis Joinet qui étaient présents après avoir eu déjà à deux reprises les honneurs du Monde. Comme ils n'avaient pas convaincu, il fallait naturellement les consoler en leur offrant une tribune débarrassée de tout obstacle.
Cette malhonnêteté - requérir contre une personne absente parce que non souhaitée n'est pas une démarche très élégante - est trop usuelle dans les médias, même si elle m'étonne de la part d'AF. Passons.
Le pire allait suivre. AF fait partie des intellectuels médiatiquement omniprésents, fins, cultivés, informés et se piquant d'être éthiquement exemplaires.
Comment, avec une telle formation, un tel terreau, a-t-il pu, sans l'ombre d'une hésitation, comme un procureur d'autant plus redoutable qu'il ne connaissait rien à la cause, continuer à ressasser ces âneries malveillantes selon lesquelles j'aurais été indulgent dans le procès Fofana et autres alors que tout a démontré le contraire, notamment l'instance d'appel qui a confirmé les sanctions que j'avais requises pour les accusés emblématiques.
Il est honteux qu'une telle personnalité, sans doute nourrie par les ragots et les insinuations d'un Szpiner - dont on verra bientôt à Lyon s'il a été moral de sa part de me traiter de "traître génétique" - se soit permis de diffuser ce qui est radicalement faux, et d'une fausseté qui aurait pu être aisément démontrée.
Mais il aurait fallu qu'AF donnant des leçons de rigueur et d'équité intellectuelles se les appliquât et prît quelques secondes la peine de me questionner. Sans doute trop pris, trop important pour cela !
Je me souviens d'une rencontre avec BHL qui avait écrit dans son bloc-notes du Point des inexactitudes sur le procès Fofana. Je suis allé le saluer, sachant qu'il ne m'aimait pas, et durant cinq minutes nous avons pu discuter courtoisement.
AF aurait dû d'autant plus faire preuve de cette élémentaire rectitude que sur mon blog - apparemment il lit parfois les billets - et ailleurs, j'ai toujours affirmé mon estime pour son courage intellectuel, je l'ai souvent défendu et, d'une manière générale, j'ai rarement été en désaccord avec lui. J'ai participé à des tables rondes et à des émissions de télé avec lui - notamment le formidable Ripostes de Serge Moati - et si je n'appréciais pas sa manière très autarcique de se contempler quand il s'adressait aux autres, j'adhérais à son langage précis, profond et complexe et à l'originalité de sa pensée fuyant les préjugés et les banalités.
Apparemment les préjugés, il les cultivait à mon détriment. Sans savoir.
Certes il ne répondait jamais aux courriers ni ne se donnait la peine par courtoisie de faire un sort aux sollicitations directes ou indirectes qu'on lui transmettait. Ainsi, il n'a jamais donné signe de vie au lycée français de Varsovie qui par mon entremise lui avait fait connaître l'enthousiasme et l'intérêt avec lesquels il serait accueilli en Pologne. Mais rien, jamais, obstinément rien. Cela m'est toujours apparu comme un contre-exemple par rapport à la politesse éducative, sociale et culturelle qu'il prônait publiquement, médiatiquement.
AF m'a fait perdre une illusion sur lui. Sur le plan que j'évoque, il n'a pas été honnête et il ne s'est pas informé. Il a préféré cohabiter avec lui-même plutôt que de devoir changer une pensée toute faite. Il a préféré, pour El Shennawy, n'entendre que le discours qui lui convenait.
Il va continuer à être adulé et à donner des leçons. Pour moi, un zeste moins légitime.
Du soir au matin, des mouvements d'humeur qui ouvrent les yeux, l'esprit. C'est vivifiant.