La fièvre de vendredi
Justice au singulier - philippe.bilger, 29/06/2013
Que s'est-il passé le vendredi 28 juin ?
La Justice a pris le pouvoir toute la journée et ne nous a pas laissé une seconde de répit.
Une révision de la carte judiciaire, notamment au bénéfice de Tulle. Même modeste, elle constitue un très mauvais signal (France Culture).
Rachida Dati, en usant d'une méthode discutable, d'abord consensuelle puis brutale, était tout de même parvenue à réaliser un petit exploit politique. Ce que tous les partis avaient toujours évoqué dans leur programme, elle l'avait réalisé tant bien que mal et une nouvelle France judiciaire avait été configurée contre les corporatismes et les conforts. Toucher à cet équilibre, même si ce n'est pas par favoritisme, risque d'être dévastateur. Une multitude de frustrations, et donc de revendications, vont à nouveau s'exprimer. On va remettre en marche la machine à conflits alors qu'elle était à l'arrêt.
Mathieu a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Il rejoint Dils dans la catégorie des accusés privés de l'excuse de minorité et sanctionnés par la peine suprême dont ses avocats ont relevé appel. Jusqu'en 2038 au moins, il sera sans doute incarcéré. Il sera devenu un homme.
Dans le dossier de l'abus de faiblesse concernant Liliane Bettencourt, des réquisitions de non-lieu ont été prises, "en l'absence de charges", au bénéfice notamment d'Eric Woerth et de Nicolas Sarkozy. Je ne sais ce que décideront les trois magistrats instructeurs de Bordeaux s'ils sont toujours en position de le faire.
De la même manière que la mise en examen qu'ils avaient opérée était tout à fait valide et n'avait pas à être contestée comme elle l'a été, surtout par Henri Guaino au comble de la fureur insultante, de la même manière se conformer à l'avis du parquet, si leur appréciation les y conduits, ne serait en aucun cas un désaveu. Ils respecteraient la justice en même temps qu'ils donneraient une éclatante leçon à leurs adversaires incompétents sur le plan judiciaire. Thierry Herzog reste dans son rôle classique, qui ne prête guère à l'invention, en soulignant que "la vérité finit toujours par triompher"(jdd.fr). Si c'était vrai, comme le monde serait rassurant !
Pour le trafic d'influence reproché à Eric Woerth et Patrice de Maistre, on se souvient que le procureur général de Bordeaux a imposé des réquisitions de non-lieu alors qu'un projet initial avait renvoyé les mis en examen devant le tribunal correctionnel. Il est clair qu'à Bordeaux l'ancien et le nouveau régime se combattent.
Enfin, le dossier Tapie-Lagarde-Richard-Lantourne-Rocchi-Estoup avec, en plus, demain peut-être, Borloo-Guéant-Sarkozy, une énorme, impressionnante affaire qui fait qu'on s'interroge autant sur les impuissants, les abusés ou les négligents comme Pierre Mazeaud et Jean-Denis Bredin que sur les impliqués "en bande organisée".
L'intervention de l'Etat était attendue, elle s'est manifestée et sa démarche juridique a été effectuée dans les délais. C'est une bonne nouvelle. Pierre Moscovici a enfin pris le parti, inspiré par le président, de quitter la bienveillance pour certains des mis en cause au bénéfice d'une roideur et d'une netteté démocratiques.
On peut espérer beaucoup, pour la manifestation de la vérité, des tiraillements intenses dans le couple judiciaire Lagarde-Richard et je ne vois pas pourquoi en l'état on aurait plus à faire crédit à l'une qu'à l'autre (Le Monde).
Ce qui est singulier, et assez révélateur de notre République, c'est qu'au moment même où Christine Lagarde n'enthousiasme personne à cause de son comportement d'hier, on prétend la placer dans les possibles candidats pour 2017. Elle a démenti, consciente, je l'espère, du ridicule de ce pavois inopportun.
Après l'incandescence fiévreuse de vendredi, une fois rappelée la présomption d'innocence, comment l'avenir va-t-il se dessiner ?
Il paraît que Nicolas Sarkozy aurait dit qu'il n'avait jamais voulu les "45 millions d'euros de préjudice moral" octroyés à Bernard Tapie qui, après 96 heures de garde à vue, a été mis en examen pour escroquerie en bande organisée avant que l'un de ses avocats, Me Maurice Lantourne, le soit également. Bernard Tapie, pour sa cause, est heureusement assisté par Me Hervé Temime, redoutable et remarquable conseil qui ne m'a pas étonné en déclarant, comme il est de règle dans de telles circonstances, "que le dossier était vide".
A bien considérer l'ensemble, puisque le citoyen a le droit de formuler des hypothèses sans disposer forcément de certitudes, ne pourrait-on s'orienter vers la thèse de deux équipes ? l'une qui aurait voulu à toute force un arbitrage en faveur de Bernard Tapie, composée de Nicolas Sarkozy, Claude Guéant, Jean-Louis Borloo et Christine Lagarde ; et l'autre ayant méticuleusement altéré la loyauté de l'arbitrage : Rocchi, Lantourne, Estoup aidé par la passivité de Bredin et Mazeaud et en lien avec Tapie. Stéphane Richard, pour sa part, représentant une sorte de messager entre les deux univers, celui de l'Elysée et celui du tribunal arbitral et de sa périphérie.
Cette incitation à l'arbitrage ne datait pas de 2007 puisque Jean-Louis Borloo en avait déjà entretenu en 2002 Alain Lambert, alors responsable du Budget, et que Nicolas Sarkozy avait déjà pressé en 2004 Jean-Pierre Aubert de l'accepter pour le compte du CDR que celui-ci présidait ?
Le dossier n'était pas encore suffisamment étoffé et complexe puisqu'on apprend qu'Eric Woerth serait venu au secours de Bernard Tapie sur le plan fiscal pour qu'il n'ait à régler que 12 millions d'euros au lieu des 120 possibles (Mediapart).
Question centrale : le premier univers ayant imposé l'arbitrage contre le cours judiciaire aspirait-il forcément au second, maître d'oeuvre de la fraude et de la déloyauté dans le processus arbitral ? Une bande organisée certes, mais peut-être divisée et avec des objectifs différents ? Que de chemins, que de pistes !
Quel vendredi !