Et si Albrecht Dürer avait eu un Tumblr ?
:: S.I.Lex :: - calimaq, 9/08/2012
Imaginons un instant que le peintre et graveur Albrecht Dürer soit soudainement transporté depuis la Renaissance jusqu’à notre époque et que pour diffuser ses oeuvres, il décide d’ouvrir un profil sur la plateforme de microbbloging Tumblr…
L’hypothèse peut paraître un brin saugrenue, mais une telle manipulation de l’espace-temps constituerait une expérience fascinante. Car Dürer fut l’un des artistes les plus copiés en son temps et il était particulièrement susceptible vis-à-vis des reproductions de ses créations réalisées sans autorisation, notamment ses gravures.
En témoigne par exemple ce texte inséré en 1511 à la fin d’un recueil de gravures consacrées à la Vie de la Vierge, destiné à avertir les éventuels contrefacteurs que l’artiste bénéficiait d’un privilège accordé par l’Empereur Maximilien :
Malheur à toi, voleur du travail et du talent d’autrui. Garde-toi de poser ta main téméraire sur cette oeuvre. Ne sais-tu pas ce que le très glorieux Empereur Romain Maximilien nous a accordé ? – que personne ne soit autorisé à imprimer à nouveau ces images à partir de faux bois, ni à les vendre sur tout le territoire de l’Empire. Et si tu fais cela, par dépit ou par convoitise, sache que non seulement tes biens seraient confisqués, mais tu te mettrais également toi-même en grand danger.
Avouez que c’est légèrement plus intimidant que notre “Copyright : tous droits réservés”… Le parallèle avec le copyright est cependant justifié, car ce priviliège d’imprimerie constituait – mutadis mutandis – dans l’Europe des 15ème et 16ème siècles l’ancêtre de notre droit d’auteur, permettant de bénéficier d’une exclusivité de reproduction, garantie par le Prince, sur un territoire donné.
Imaginons donc que Dürer voyage jusqu’à l’âge numérique et commence à poster ses fabuleuses gravures sur Tumblr. Il verrait sans doute celles-ci se propager comme une traînée de poudre sur ce média social, qui est spécialement profilé pour permettre la reprise en un clic d’images et d’autres contenus trouvés sur la Toile. Il encourage également ses utilisateurs à re-publier des billets postés par d’autres membres de la plateforme (action désignée par le terme reblogging).
C’est tellement vrai que la plupart d’entre eux ne postent jamais de contenus originaux, mais se contentent de rediffuser ceux qu’ils voient passer, en lien avec un de leurs centres d’intérêt donné, accompagnés ou non de commentaires. Ces “collections” sur Tumblr forment des Visual Bookmarks, qui préfiguraient les pratiques de curation de contenus et ce qui a explosé aujourd’hui avec un site comme Pinterest, dédié entièrement à la reprise d’images.
Gageons qu’Albrecht Dürer n’aurait sans doute que fort peu apprécié de voir ses oeuvres ainsi passées à la moulinette numérique des médias sociaux. A la Renaissance, alors que les techniques de gravures et d’imprimerie commençaient à permettre la reproduction en nombre des oeuvres d’art, Dürer a été à l’origine d’un des premiers procès intenté par un artiste contre un contrefacteur. Giorgio Vasari raconte en effet dans un de ses ouvrages que l’artiste allemand s’était déplacé jusqu’à Venise pour se plaindre auprès des autorités qu’un graveur nommé Marcantonio Raimondi avait reproduit et vendu une de ses séries de gravures sur bois, en allant jusqu’à contrefaire le fameux monogramme par lequel il signait toutes ses oeuvres.
Vasari rapporte qu’un jugement fut rendu à propos de cette affaire, qui est particulièrement intéressant (bien que sa réalité historique soit sujette à caution). Cette décision garde en effet une actualité surprenante, car Raimondi et les autres graveurs de l’époque sont comparables aux Tumblr et Pinterest d’aujourd’hui. Eux aussi doivent faire face à des producteurs de contenus mécontents, qui les accusent de violer leurs droits et de profiter indûment de leurs créations originales. Pinterest a ainsi subi au début de l’année une vague de protestations virulentes, émanant notamment de photographes, et Tumblr se débat de son côté avec une plainte pour violation du droit d’auteur émise par le magazine érotique Perfect 10, qui lui réclame 5 millions de dollars.
Les équilibres trouvés à la Renaissance pour réguler le flot de reproductions induit par l’imprimerie peuvent-ils nous aider à trouver des solutions pour assurer le respect de l’oeuvre d’art à l’heure de son appropriabilité numérique ?
Vous allez voir que tous les artistes de la Renaissance n’étaient pas aussi rigides que Dürer vis-à-vis des copieurs et on peut parier qu’un Raphaël, par exemple, aurait été bien plus à même de tirer parti d’un outil comme Tumblr que l’irascible Albrecht !
Tu ne copieras point (le monogramme)
D’après Wikipédia, le graveur italien Marcantonio Raimondi est “connu pour être la première personne à reproduire exclusivement les gravures d’autres artistes au lieu de créer ses propres œuvres“. Lorsque les gravures de Dürer arrivèrent à Florence, Raimondi réalisa une série de reproductions sur cuivre d’une Passion, sur lesquelles il laissa le monogramme AD de l’artiste et qu’il vendit en les faisant passer pour des originaux (voir ci-dessous).
La plainte de Dürer fut donc portée devant les tribunaux de Venise, mais l’artiste n’obtint pas entièrement satisfaction. En effet, Raimondi ne se vit pas interdire la reproduction et la vente des oeuvres de Dürer, mais seulement d’ajouter le nom ou le monogramme de ce dernier pour faire passer son travail pour celui de l’artiste original. Cette solution peut paraître surprenante, mais elle est cohérente avec le système des privilèges d’imprimerie qui prévalait alors. Dürer disposait d’une exclusivité reconnue sur les terres d’Empire, mais il ne pouvait la faire valoir devant les tribunaux vénitiens. Pour autant, ceux-ci lui reconnurent une forme de droit à la paternité sur ses oeuvres, qui peut être considérée comme l’embryon du droit moral que nous connaissons aujourd’hui et qui atteste du lien entre la personnalité de l’auteur et son oeuvre.
Pour un personnage comme Dürer, qui cherchait à faire reconnaître son statut d’artiste, cette décision comportait des éléments intéressants. Mais il n’est pas certain que d’un point de vue pratique, elle ait correspondu à ses attentes. Car si Raimondi ne pouvait plus se livrer à de la contrefaçon proprement dite, il pouvait continuer à reproduire ses gravures, sans que le nom ou le monogramme de Dürer n’apparaissent sur les reproductions.
C’est d’ailleurs ce que fit Raimondi par la suite, mais sans pour autant signer de son propre nom les oeuvres copiées d’après Dürer. Sur la gravure ci-dessous, réalisée d’après un original de Dürer, l’italien signe avec un cartouche vide que l’on voit aux pieds de la figure du Christ.
Il est assez amusant d’ailleurs que Raimondi le “faussaire”, qui s’était fait la spécialité de copier les oeuvres des autres plutôt que de réaliser des créations originales, ait ainsi adopté, par la force des choses, un cadre vide comme marque de fabrique…
Mais dans le contexte de la Renaissance, le fait que Dürer ait choisi d’apposer son monogramme sur ses oeuvres constituait un geste important, car il s’agissait pour lui de faire reconnaître son statut d’artiste. Ces deux lettres “AD” sont considérées aujourd’hui comme l’une des premières signatures de l’Histoire de l’art :
Le monogramme développé dans les années 1490 constitue l’une des premières protections par le droit d’auteur dans l’histoire des médias et la première signature d’artiste utilisée systématiquement. A partir de 1497, Dürer signa chacune de ses gravures et de ses peintures avec les lettres “AD” et son monogramme devint célèbre dans toute l’Europe.
Mais encore proche des marques de fabrique employés par les artisans, ce signe remplissait aussi des fonctions utilitaires, comparables à nos logos, comme le rappelle cette notice du British Museum :
Le célèbre monogramme aux lettres AD entrecroisées par lequel il signait ces oeuvres peut être considéré comme l’équivalent d’un logo aujourd’hui. Un tel dispositif n’était pas nécessaire au Moyen Age, quand les oeuvres d’art restaient par définition des objets uniques. Mais, avec la production d’images en série, sans protection découlant du droit d’auteur, il jouait le rôle d’un signe permettant l’attribution, d’une garantie d’authenticité et d’une marque instantanément identifiable. [...] au début du 16ème siècle, Dürer s’est rendu à la fois célèbre et riche en saturant ainsi le marché européen avec ses gravures sur bois.
Le jugement rendu par le tribunal vénitien n’était donc qu’une demi-victoire pour Dürer, qui était également un véritable capitaine d’entreprise, avec des intérêts financiers à protéger. Pourtant d’autres artistes de la Renaissance adoptèrent une attitude plus conciliante vis-à-vis de la copie, qui servit aussi leurs intérêts, tout en accordant une reconnaissance aux graveurs.
Raimondi, Raphaël et l’association de marques
Lorsque Raimondi s’installa à Rome, il recommença à copier les oeuvres de peintres célèbres. Raphaël remarqua particulièrement son talent de copiste, après qu’il eut exécuté des gravures à partir d’une de ses créations Lucrèce se donnant la mort.
Plutôt que de le traîner devant les tribunaux, Raphaël décida de s’associer avec Raimondi et d’en faire en quelque sorte son graveur officiel. Ce type de partenariat était mutuellement profitable aux deux parties, le graveur bénéficiant de la renommée du peintre et le peintre pouvait toucher une clientèle beaucoup plus large par la diffusion des gravures. Les deux comparses ouvrirent un atelier de gravure à Rome, qui devint florissant et se transforma même une école de gravure, avec à sa tête Raimondi.
Ce qui est intéressant dans la relation entre Raphaël et Raimondi, c’est que les deux artistes mirent au point une manière d’associer leurs marques sur les gravures résultant de leurs collaborations, pour attribuer correctement les apports de chacun.
Pour cette gravure, Le Jugement de Pâris, Raphaël a conçu le modèle et l’a donné à réaliser à Raimondi d’après un de ses dessins.
Or au bas de l’image, un peu cachée dans l’herbe, on trouve cette inscription : “RAPH-URBI INVEN MAF”.
Ces mots signifient “Raphaël d’Urbino l’a inventé (conçu) et Marc-Antoine l’a fait (MAF pour Marcantonio fecit, en latin).
Ce Jugement de Pâris occupe une place importante, car certains le considèrent comme la première gravure produite et reproduite spécialement pour être diffusée. Pierre Delayin fait cette analyse intéressante de l’association des marques des deux artistes, en faisant un parallèle avec l’affaire Dürer :
[...] cette gravure occupe une place toute particulière : une copie faite pour être copiée, bien avant la reproduction technique dont parle Walter Benjamin.
Marcantoni avait un talent particulier pour la copie. Vasari raconte qu’il avait si bien contrefait des gravures de Dürer (y compris en recopiant la sigle AD, signature du maître), que les amateurs s’y trompaient et achetaient les gravures en les croyant de la main de Dürer. Celui-ci serait venu protester à Venise devant la Signoria, mais n’aurait obtenu que l’interdiction d’introduire le nom ou le sigle de Dürer dans ses copies. D’ailleurs le même problème de droit d’auteur ou de copyright se posait pour Raphaël lui-même, de sorte qu’à partir de 1515, les planches de Marc-Antoine portaient la mention : Raphael invenit MAF, ce qui signifie : Raphaël en est l’inventeur, mais c’est Marcantoni qui l’a fait (Marcantonio fecit). Qui donc était le véritable auteur? Dans l’atelier de Raphaël, entre les fonctions de conception et d’exécution, la distinction n’était pas si claire.
On retrouve cette signature particulière sur d’autres gravures résultant de la collaboration de Raphaël et de Raimondi, sous des formes légèrement différentes, comme sur ce Martyre de Sainte Cécile :
Avec un tel dispositif d’attribution, les deux artistes trouvent leur compte : le copieur n’est pas obligé de se dissimuler, comme Raimondi était forcé de le faire lorsqu’il signait avec un cartouche vide les oeuvres de Dürer qu’il reproduisait, et l’artiste original peut également laisser sa marque sur la reproduction sans que celle-ci ne passe comme une contrefaçon.
Faisons à présent un bond de quelques siècles et retournons à nos médias sociaux.
L’attribution, une issue juridique pour les dispositifs de curation ?
Il est intéressant de constater que les débats juridiques tournant autour des sites de curation de contenus, comme Tumblr ou Pinterest, finissent par remettre en avant la question de l’attribution, dans des termes assez proches de ceux de l’époque de la Renaissance.
Beaucoup d’analyses soulignent le fait que les utilisateurs des sites de curation créditent mal les producteurs de contenus originaux qu’ils reprennent. D’autres, comme Chris Crum, estiment que cette question de l’attribution est cruciale pour respecter les conditions du fair use (usage équitable) :
Une attribution correcte au créateur du contenu original est très importante. Il y a différentes façons de le faire selon les plateformes et chaque communauté reconnaît des “bonnes pratiques” en la matière que les utilisateurs doivent suivre. Si vous négligez l’aspect attribution dans l’équation, cela peut vous mettre dans des situations compliquées. Par exemple, quand Posterous a commencé à percer, beaucoup de créateurs de contenus étaient excédés par le peu d’importance que les utilisateurs de Posterous accordaient aux crédits des contenus réutilisés. Dans certains cas, cela a pu amener les “créateurs” à considérer que les “curateurs” avaient littéralement plagié leurs oeuvres. Depuis, la communauté des utilisateurs a mis en place un ensemble de règles pour aider chacune des parties.
Pinterest, après avoir traversé un épisode difficile où la légalité de la plateforme au regard des règles du droit d’auteur a été sérieusement remise en cause, semble avoir réussi à apaiser la situation en mettant en place des solutions automatiques facilitant l’attribution des contenus à partir de certains sites (Etsy, Kickstarter, SoundCloud, Flickr, YouTube). Ces améliorations passent par des modifications apportées au bouton de partage de Pinterest, qui embarque automatiquement avec les images un “Attribution Statement” inaltérable, indiquant clairement la source du contenu, avec le nom de l’auteur et un lien en retour.
Tumblr, lui aussi dans la tourmente judiciaire suite aux accusations portées par le magazine érotique Perfect 10, semble également mettre en avant les fonctionnalités d’attribution pour essayer de trouver un terrain d’entente avec les fournisseurs de contenus. Dans cette interview donnée au magazine Slate, le PDG de Tumblr Andrew Mc Laughlin insiste sur le fait que la plateforme travaille à améliorer l’attribution et les liens en retour vers les sites sources, afin de leur garantir une redirection du trafic.
Le “curateur” a besoin non seulement de faire un lien vers le contenu qu’il a choisi, mais aussi de l’intégrer sur son site, pour pouvoir ainsi l’associer à sa propre marque. De son côté, le créateur du contenu original ne veut surtout pas que sa marque soit retirée d’un contenu lors de sa dissémination, afin que les internautes puissent être redirigés in fine vers son propre site.
Cette importance de la marque et de l’association des marques au fil de la dissémination des contenus nous ramène finalement aux problématiques de la Renaissance et à la manière dont plusieurs agents de la création (le peintre, le graveur) associaient leurs symboles pour entrer en symbiose plutôt que de se combattre.
Les filigranes et les watermarks constituent sans doute les successeurs des monogrammes d’antan, des moyens d’associer un nom à une oeuvre, sans garantir toutefois qu’un Raimondi numérique ne sera pas capable de la reproduire en effaçant cette marque d’attribution. L’embed (lecture exportable) semble avoir surmonté la difficulté pour les vidéos, en assurant la dissémination tout en garantissant automatiquement à la fois l’attribution et le lien en retour. Mais ce procédé technique est difficilement transposable aux images fixes, pour lesquelles la reprise s’effectue en un clic.
En attendant la Renaissance du droit des images…
Les oeuvres de Dürer et de Raphaël sont aujourd’hui dans le domaine public et elles peuvent sans entrave faire les délices des amateurs sur Pinterest ou Tumblr (on peut d’ailleurs se réjouir qu’ils participent ainsi à la Renaissance technologique que nous vivons !).
Mais si Dürer existait aujourd’hui, sans doute serait-il parmi les rangs des producteurs de contenus qui attaquent les sites comme Tumblr et Pinterest, en clamant qu’ils “volent” indûment le fruit de leur travail. A l’inverse, Raphaël ressemblerait peut-être davantage à ces producteurs d’images, qui savent jouer de la dissémination sur les médias sociaux pour construire leur notoriété et valoriser leurs créations, notamment en les plaçant sous licence Creative Commons. Un photographe professionnel comme Tray Ratcliffe, qui tient le blog Stuck In Customs, explique ne pas craindre que l’on “vole” ses contenus et encourage même les internautes à le faire. Il diffuse par ailleurs volontairement ses photographies sur Pinterest, en s’en servant comme un espace d’exposition, et il organise leur dissémination en utilisant les licences Creative Commons (une manière alternative de concevoir le marquage, si l’on y réfléchit bien).
Si l’amélioration des conditions d’attribution peut constituer une solution, juridiquement, elle ne suffit pas à régulariser la reprise d’un contenu sans autorisation préalable : c’est certain en France, où le droit à la citation graphique n’existe pas et même dans le contexte plus souple du fair use américain, des usages tels que ceux que permettent des sites comme Tumblr ou Pinterest demeurent problématiques, y compris en créditant correctement la source et avec un lien en retour.
Le droit des images attend encore sa renaissance à l’ère du numérique…
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